Il fait froid sur le monde. On ne pensait pas que l’atmosphère glacial du black-metal norvégien du début des années 1990 allait peu à peu devenir une réalité. C’est ironique de dire cela, alors que nous sommes en fait en plein réchauffement climatique, et que les équilibres naturels planétaires se détraquent de plus en plus violemment. Valence en Espagne a disparu sous la boue, des gens se noyant dans leurs voitures en rentrant de leurs boulots parce que les élus locaux ont préféré privilégier l’économie à la vie des habitants. Los Angeles brûle, et des quartiers entiers, en particulier les plus riches, des stars notamment, ont été rasés dans les flammes de l’Enfer. Pendant ce temps, le nouveau président des Etats-Unis fait une petite danse en se vantant de forer le pétrole et d’investir le Groenland et le Canada. Son double maléfique Elon Musk, fils d’Afrikaners et petit-fils de néo-nazi canadien, le visage lugubre du méchant dans James Bond, se contente de remercier leurs supporters avec un étrange salut martial, deux fois répétés pour que cela soit bien visible.
Ted Skjellum alias Nocturno Culto et Gylve Fenris Nagell alias Fenriz sont toujours retranchés dans leur Kolbotn natal, une petite ville au sud d’Oslo. Ils vivent chacun d’un emploi : Fenriz aux postes norvégiennes depuis vingt ans, Nocturno Culto comme instituteur. Et ils continuent à faire vivre une légende musicale nommée Darkthrone. Ils ont respectivement cinquante-trois et cinquante-deux ans, et sont évidemment assagis par rapport aux farouches années black-metal de la première moitié des années 1990.
Ils n’ont cependant pas perdu le fluide, contrairement à ce que la critique, parfois dure avec eux, peut en dire. Ces hommes sont des survivants, et ont surtout évité de peu la sortie de route fatale qui les aurait emmené dans le tombeau maudit avec Varg Vikernes, alias Count Grishnackh, celui du meurtre, de la folie sataniste et de l’extrême-droite la plus nauséabonde. Darkthrone va se brûler avec Transilvanian Hunger en 1994, et passera un bon bout de temps à tenter de s’en dépêtrer. Puis ce sera la rédemption, la lente résurrection qui va les faire passer du statut de groupe le plus détesté du monde à groupe underground le plus célèbre du monde.
Depuis 2006 et l’excellent The Cult Is Alive, Darkthrone entre dans les meilleurs ventes de disques en Norvège, en Suède, en Finlande et même occasionnellement en Allemagne. The Underground Resistance en 2013 a débuté un cycle brillant où Darkthrone explore tout ce qu’il aime : le thrash-metal américain et allemand, le proto-black, le heavy-metal anglais de la NWOBHM, les pionniers isolés comme Mercyful Fate, Heavy Load ou Picture. C’est d’ailleurs leur seul disque à se classer dans le Top 50 en Norvège, en Suède et en Finlande. Artic Thunder est un nouveau chef d’oeuvre dans la même veine, suivi de Old Star, un disque à la sonorité plus heavy-metal, moins brute. Darkthrone confirme sa fascination pour le doom-metal à la Candlemass qui prédomine sur Old Star, avec évidemment toujours cette fusion avec le black-metal mythique et brut qui est leur identité sonore, dont l’esprit reste pour toujours et dont ils sont les grands gardiens du temple.
Cette veine doom-metal devient un fil conducteur tenace, qui traverse encore Eternal Hails… de 2021, qui revient à un son plus garage, mais qui ne se départit pas de cette âme Bathory-Celtic Frost. Darkthrone est comme Motörhead : il évolue par petites touches, mais il est toujours fidèle à son éthique sonore, à une ligne de conduite inébranlable. Le puits de science heavy-metal qu’est Fenriz permet d’apporter de multiples nuances du genre à sa musique, tout en conservant cette sève unique. « Hate Cloak » est un exemple magnifique de ce black-doom metal unique et toujours incandescent. L’aspect doom devient de plus en plus important, avec des morceaux de plus en plus longs car nécessitant de l’espace pour être développés. « Hate Cloak » dépasse les neufs minutes, avec ses changements de climats absolument fascinants. « Wake Of The Awakened » ravive l’âme glaciale du black-metal. « Voyage To A North Pole Adrift » est à la fois doom-metal à la Saint Vitus et à la Bathory, toujours avec ce son spontané et fioriture. Darkthrone se montre ambitieux en terme de développements musicaux, mais garde son cap brutal et sans ouverdubs. « Lost Arcane City Of Uppakra » clôt le disque avec un nouveau morceau doom, ce qui en fait un disque indispensable pour les amateurs de ces pages, et de ceux qui aiment Celtic Frost.
Astral Fortress est véritablement un faux-pas. Il n’a rien d’intéressant, avec sa pochette nulle. Rien ne décolle musicalement, et malgré son succès européen, il est justement le signe de ceux qui ne connaissent pas l’âme du groupe. Le disque semble bâclé, et il fait même courir le frisson d’un Darkthrone complètement en roue libre commerciale. Heureusement, It Beckons Us All arrive avec de nouvelles compositions épiques à la hauteur du talent de Darkthrone.
Ce nouvel album remet Darkthrone sur les bons rails, avec des titres bien écrits, à la dynamique épique et doom-metal fantastique. Les deux vieux maîtres ont réactivé la machine à création, et proposent avec It Beckons To Us All un album digne de Artic Thunder et Eternal Hails….Les grincheux qui ne se remettent pas du virage heavy-black de la fin des années 1990 continueront à être déçus. Darkthrone est désormais un groupe de doom-metal black, tous leurs disques depuis 2013 l’attestent. Personnellement, j’aime tout chez Darkthrone, de leur black-metal séminal de A Blaze In A Northern Sky en 1992 à It Beckons To Us All en 2024. Hormis le peu inspiré Astral Fortress, pas fondamentalement mauvais en soi, Darkthrone dispose d’une discographie de vingt-deux albums passionnante, un puits de créativité heavy-black.
It Beckons To Us All débute par l’excellent « Howling Primitive Colonies ». C’est un heavy-black épique avec un thème mélancolique et obsédant. La guitare se répand en vagues minérales, le tempo est implacable. « Eon 3 » est un doom-boogie rappelant Candlemass, mais le riff conserve sa patte black, juste par ce petit licks répétitif glacial. C’est simple, mais d’une efficacité absolue, avec une atmosphère rappelant également Cirith Ungol dans la musique. « Black Dawn Affiliation » dévale comme une tempête proto-black avec son thème possédé. Tout est parfaitement pensé chez Darkthrone. Leur culture musicale du heavy-metal est gigantesque. Le duo arrive à assembler de multiples influences, d’y faire référence, de créer de la matière nouvelle avec elle sans ressentir la moindre sensation d’appropriation ou de déjà-entendu. Darkthrone est une sorte de quintessence, de substantifique moelle du heavy-metal brutal sous toutes ses formes.
« An In That Moment I Knew The Answer » est un instrumental heavy-doom servant à amener « The Bird People Of Nordland ». C’est une nouvelle charge doom-black, au thème plus glacial. Les références à la nature et au mal que l’homme peut lui faire sont de plus en plus présentes chez ces hommes vivants dans leur forêt. Ayant atteint la cinquantaine d’années, ils sont les témoins effectifs de la dévastation de la biodiversité par l’humanité, et en font un thème de heavy-black. Les Darkthrone sont devenus des sortes de militants écologistes à leur manière, dévastés de voir leur monde naturel mourir sous leurs yeux. On peut dire que ces extrémistes du son et de la pensée ont particulièrement bien tourné. Fenriz avait par ailleurs fait partie de la liste municipale de l’équivalent du Parti Socialiste de sa commune.
« The Heavy Hand » vient rappeler les origines Celtic Frost de la musique de Darkthrone, avec ce côté noir et doom primal. Le titre marche parfaitement, malgré sa formule mille fois utilisées dans le metal extrême. Le disque se termine par le gigantesque « The Lone Pines Of The Lost Planet », titre à l’âme écologiste sur fond de science-fiction. Il débute avec quelques mesures un peu new wave, avant de basculer dans le doom-metal le plus total pendant dix minutes. Les influences de Black Sabbath période Dio et Pentagram sont la partie saillante de ce morceau dense et puissant. Le thème musical est redoutable, obsédant, porté par un groove maléfique. Les Darkthrone tonnent leur tristesse. Le thème bascule ensuite dans l’épique avec des twin-guitars. C’est un morceau orchestral, prenant, magnifiquement écrit, avec toujours ses pattes de black-metal dans les entournures. It Beckons To Us All est au final un nouveau très bon disque, qui ne permet plus de douter du talent intrinsèque de Darkthrone, groupe qui a su aller au-delà du black-metal sans perdre son identité noire.
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