Heavy-blues prolétaire
Les cheminées des usines de pneumatiques de Stoke-On-Trent
dégagent une épaisse fumée blanche qui flotte comme une haleine céleste aux
relents de caoutchouc. La ville, située au nord de l'Angleterre, est un bassin
historique de l'industrie lourde britannique. La cité vécut au rythme des mines
de charbon et de minerai de fer, ainsi que de la sidérurgie. De ces villes
laborieuses, comme Birmingham, Manchester, ou Sheffield, naquit le meilleur du
Rock lourd des années 70 : Black Sabbath, Judas Priest, 50 % de Led Zeppelin,
Chicken Shack, Trapeze…
Il y fleure bon l'ennui pour les gamins, teinté d'une fierté
de prolétaire. C'est que le soir, à la sortie de l'usine, il faut se vider la
tête, trouver un palliatif pour évacuer le bruit des machines, du minerai qui
se concasse, de la pièce d'acier en fusion qui se forge. On vibre au son du
Boogie, du Hard-Rock, le tout arrosé de stout dans les pubs.
Pour les musiciens, c'est aussi et surtout l'occasion de
fuir cet horizon moribond. Le Stoner est un monde cruel, et vivre de sa musique
est souvent un vœu pieux, surtout quand on opte pour un son résolument Bluesy
et psychédélique. Mais que les groupes cherchent à en vivre à plein temps, ou à
jouer à côté de la besogne alimentaire, il s'agit de fuir ce monde de merde. Le
besoin d'évasion psychique conjugué à une musique lourde imprégnée de Blues
fait souvent des miracles. Car le Blues est ancré dans ces terres. Le prolo
blanc s'est reconnu dans la souffrance des noirs américains. Il en a transposé
sa frustration et sa colère païenne, et cette substantifique potion nous a
offert Led Zeppelin, Black Sabbath, Ten Years After, Fleetwood Mac avec Peter
Green, Cream, Savoy Brown, Jeff Beck Group avec Rod Stewart….
Red Spektor, ils ont le blues
Il ne faut pas grand-chose pour rallumer la flamme de la
colère électrique. Il suffit juste d'un peu de frustration, et de quelque
érudition musicale. Ainsi naquit Red Spektor en 2012. Composé du guitariste et
chanteur John Scane, du batteur Darren Bowen, et du bassiste Rob Farrell, le
groupe commence rapidement à écumer les clubs de la ville et de ses alentours.
Le premier EP éponyme sort en janvier 2014 en autoproduction, et attire
l'oreille du label Kozmik Artifactz. Le premier album paraît deux ans plus
tard.
Il confirme toute la qualité de la musique de Red Spektor :
une guitare saturée gargouillant de wah-wah, une basse aux relents jazzy
courant derrière les riffs, et une batterie dynamique. On retrouve des saveurs
similaires à Graveyard, mais c'est bien dans les deux premiers albums de Blue
Cheer et dans le Heavy-Blues sale anglais du début des années 70 comme Leaf
Hound que Red Spektor est allé chercher. Le son sale et organique de la guitare
de Scane fait des merveilles, griffant joyeusement l'oreille de l'auditeur.
Ce premier album est à la fois gorgé de ces influences, mais
aussi de la terre dont il est issu. Dense, imprégné de Blues électrique de la
fin des années 60, de Proto-Metal, c'est un disque d'érudit, aussi efficace que
discret. Il ne révèle ses secrets qu'après plusieurs écoutes attentives, au
casque. On se laisse porter par la magnifique osmose de ces trois musiciens
fascinants.
Que faut-il en retenir ?
Le disque compte dix morceaux, et il n'y a littéralement
aucun temps mort pour qui vibre au son Proto-Heavy-Blues, pour qui «
Outsideinside » de Blue Cheer est un orgasme absolu. Red Spektor baigne
largement dans la science-fiction vintage et l'occulte, ce qui n'est pas sans
me déplaire. J'aime les musiciens cultivés. 'Before The Sunrise' débute de
manière assez massive sans trop bousculer l'auditeur. Néanmoins, les
caractéristiques du trio sont affichées : basse ronde et omniprésente, entre
Geezer Butler de Black Sabbath et Jack Bruce de Cream. La guitare est tendue, et
gronde, vrombit, comme celle de Leigh Stephens de Blue Cheer, avec toutefois
une maîtrise qui se rapproche de Jimi Hendrix. Le vrai grand coup de pelle dans
la pomme arrive avec 'Pagan Queen'. Riff ravageur, rythmique mid-tempo
démoniaque, le morceau vous tient à la gorge, et ne vous lâchera pas de toute
sa saturation affichée. 'Timeless Requiem' est un puissant boogie spatial qui
emporte tout sur son passage. Mais ce n'est rien avant le pinacle absolu de ce
disque : 'Cosmonaut'. En trois minutes et trente secondes, c'est le plaisir
total : un riff redoutable, gorgé de Blues overdrivé. La rythmique galope
derrière avec une grâce infinie. Les roulements de caisse, les doigts de
Farrell qui courent sur les grosses cordes métalliques de sa basse, les a-coups
de wah-wah font de ce morceau une véritable pépite méconnue de Stoner-Rock
Heavy-Psyché. Les doigts de Scane parcourt le manche avec délicatesse, les
chorus fusent, le trip est total.
Le disque n'est pourtant pas à l'agonie. 'Elixir' est un
Proto-Doom évanescent qui se charge d'électricité sur les refrains. 'Into The
Maelstrom' est une pièce de musique plus spatiale. Un riff entêtant est
accompagné de roulements de toms, pendant que la voix vaporeuse s'échappe en
fumée au-dessus de la ligne de basse. On y distingue 'Planet Caravan' de Black
Sabbath.