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en toute fin d'année 2018, je n'avais eu que le temps de l'intégrer
dans mon Top 20 personnel, encore ébloui par ce que je venais
d'écouter. C'est qu'il n'est pas facile d'absorber une telle matière
sonore et d'en maîtriser tous les contours en peu de temps. Je me
sens parfois porté par la mission de mettre en lumière ces groupes
qui n'auront sans doute aucune chance de bénéficier du moindre
support médiatique. Car au milieu de la soupe claire qu'est devenue
l'univers musical surnagent de merveilleux aventuriers.
En
font-ils seulement partie de ce business de la musique ?
L'écoute de ce disque, et plus globalement de ce que produit le
label El Paraiso, révèle que ces artistes vivent sur un continent
isolé, totalement coupés des considérations commerciales de toutes
sortes. Et c'est merveilleux de savoir que cela existe encore.
Windborne, la résurrection de la fusion jazz et rock
Car
Kanaan est assurément un groupe dont l'approche musicale n'est pas
de ce siècle. Sa musique l'est, incontestablement, moderne,
originale, forte. Mais la conception de ces six pièces sonores est
celle des années 70 : trois musiciens réunis dans une même
pièce travaillant ensemble à concevoir des morceaux instrumentaux
issus de jams. Le Danemark, pays d'où est originaire Kanaan, mais
aussi les autres artistes El Paraiso (Mythic Sunship, Causa Sui…)
est un vivier d'artistes audacieux.
Kanaan
est un trio constitué de Ask Vatn Strøm
à la guitare, Ingvald André Vassbø
à la batterie, et de Eskild Myrvoll à la basse. Il pratique des
jams que l'on pourrait qualifier de stoner-rock, mais cela est bien
restrictif. En réalité, Kanaan fait ce que l'on pourrait qualifier
de jazz fusion. Il déroule des improvisations électriques
maîtrisées à l'audace sonore certaine, s'affranchissant des
contraintes de rythmes binaires et de
riffs. On pourrait qualifier cela de jazz-rock stoner, pour définir
un qualificatif, bien que vous sentiez combien je suis déjà
embarrassé à le définir. Cela ne doit en rien bloquer le lecteur
dans sa volonté de découvrir cet album, bien au contraire.
« Windborne »
respire la liberté créative, et c'est là le plus important.
Car
comme sa magnifique pochette le suggère, « Windborne »
est un voyage sonore aux multiples horizons. Il me vient à l'esprit
autant « Spectrum »
de Billy Cobham
avec Tommy Bolin à la guitare que Colour
Haze, les savants
psychédéliques allemands.
Que faut-il en retenir ?
Le
disque s'ouvre sur l'enivrant 'A. Hausenbecken'. Cette odyssée de
presque huit minutes est pétrie d'une mélancolie profonde. C'est
une promenade en bord de mer, l'esprit torturée par les angoisses du
quotidien. La ligne de basse est obsédante, les arpèges et les
notes de guitare sondent
l'âme, toise l'être. Les quelques pas le long de la jetée,
réchauffés par le soleil pâle d'hiver, offrent un court répit
moral.
'Roll
Beyond' explore un tout autre continent. Porté par des sonorités
indiennes, se croisent le
Miles Davis de
« Bitches Brew »
et « Caravanserai »
de Santana.
La guitare larsène
au milieu de cette quiétude de palais oriental. Les
percussions et la basse sont souples, obsédantes, faisant écho à
Jack DeJonnette
et Paul Chambers.
Peu
à peu, le son se
resserre, et le morceau bascule dans le rock lyrique et mélancolique.
La wah-wah déchire l'air, la batterie accélère le
tempo, le rythme cardiaque
aussi. C'est une course effrénée, une fuite en avant.
Le
délicat 'Harmonia' permet de reprendre ses esprits sur un rythme
très New Wave, Joy
Division. Cinq minutes
de lumière qui ouvrent sur l'agressif 'Act Upon The Mundane World'.
Un riff de guitare répétitif déchire l'air. La ligne mélodique
est tenue par la basse en introduction, avant que Strøm
reprenne le contrôle. On est dans la pure jam heavy électrique. On
distingue l'influence de Tempest et Patto, ces
fantastiques pionniers du heavy jazz-rock anglais du début des
années 70.
'The
Groke' est introduit par un riff massif digne de Black Sabbath,
avant qu'il ne bascule dans une déambulation désabusée imprégnée
de saturation, sorte de Pink Floyd féroce. 'Windborne' clôt
l'album dans une atmosphère vaporeuse et étrange.
Vassbø
fait courir ses baguettes
sur ses caisses comme un Elvin
Jones, le tempo est
incertain, furetant dans les bruyères de la côte de la Mer du Nord.
Quasi free-jazz, ce morceau voit la basse tresser une ligne dure sur
laquelle la guitare scintille de larsens et de notes lyriques
lacrymales. C'est beau comme les assauts de la mer sur la jetée. La
pureté émotionnelle renverse totalement l'auditeur imprudent qui
aura baissé sa garde.
Lumineux,
magique, « Windborne »
est un album dense qui révèle sa richesse écoute après écoute.
Rien n'est évident, il nécessite de l'audace. Mais à celui qui
osera se plonger dans une telle musique, il va voir ses horizons
s'ouvrirent. Car cet album n'est pas un simple alignement de jams
psychédéliques, mais bien l'oeuvre de trois musiciens érudits qui
ont voulu créer une matière sonore sans concession, à leur image,
libre.