Lorsque
sont évoquées les racines du courant Stoner, quelques ficelles
évidentes apparaissent. D'abord, il y a l'influence majeure de Black
Sabbath, musicalement parlant. S'ajoutent
les
scènes
psychédéliques
anglaise et américaine de la fin des années 60, quelques
noms comme Blue Cheer,
tant pour l'approche sonore que visuelle, et le punk pour le côté
no bullshit de la musique et de l'attitude. Avec ce panorama, on
semble avoir résumé le genre, du moins, lorsque la presse musicale
décide de l'évoquer. C'est bien mal connaître cette musique et ses
racines profondes. En fait, la volonté de jouer une musique
agressive sans contrainte de format, de technique et d'attitude
remonte à bien plus longtemps.
Le
label Cherry Red Records vient de publier un coffret de trois
disques, second volet d'une collection nommée
« I'm A Freak
Baby ». Comme
pour le premier volume, le label s'est attaché à offrir un panorama
de la scène heavy/proto-metal des années 1968-1973 en
Grande-Bretagne. En sont écartés les pointures du genre comme Black
Sabbath, Led Zeppelin, ou
même Hawkwind, et sont
privilégiées toutes les formations plus ou moins obscures de ce
courant.
I'm A Freak Baby 2, une plongée dans le monde du proto-metal underground anglais du tournant des années 70
On
découvre avec ces trois cds la richesse d'une scène musicale,
absolument foisonnante et sans limite en
termes de volume sonore et
d'audace artistique. Le
point commun de tous est la volonté de faire exploser les carcans,
et de jouer une musique où prime l'extase électrique. Tous sont
imbibés de blues-rock
anglais, ils malaxent cette matière, la déforme grâce au
psychédélisme. Ils improvisent, injectent du folk, du
jazz, du rythm'n'blues…
Le son de certains enregistrements est parfois brut, mais traduit à
merveille cette notion d'urgence et de violence. En somme, nous
sommes face à des punks à cheveux longs, jouant forts, heavy. Les
riffs sont souvent massifs, menaçants, entêtants.
Les
looks, les visuels piochent allégrement dans une contre-culture pop
en plein essor. Les références à l'acide et à l'herbe sont
fréquentes. La surenchère répond à l'inquiétude grandissante des
institutions britanniques face à cette jeunesse qu'elles jugent
désoeuvrée. La scène proto-metal est surtout en train de créer un
boucan d'enfer permettant aux gamins de se défouler le week-end afin
de fuir un quotidien gris et ennuyeux. Fumer
un joint et écouter ces groupes heavy jouer sur scène devient
l'exutoire.
Les
groupes posent dans des casses automobile, dans des quartiers
populaires crasseux, devant
des murs de briques poisseux,
la mine renfrognée.
Ils ne sont ni beaux, ni sexy. Ils sont menaçants, et portent en eux
la colère d'un pays qui rejette ses gamins. On
monte un groupe pour fuir la ligne de production. La scène de
Birmingham, fief de l'acier anglais, le Black Country, sera l'un des
grands pourvoyeurs de groupes musclés et sans concession :
Black Sabbath bien sûr, dont
le guitariste Tony Iommi perdra deux phalanges sous une presse
hydraulique ; mais
aussi Judas Priest, Chicken Shack, Move, Trapeze, et la moitié de
Led Zeppelin.
Se
plonger dans ces trois cds est absolument passionnant, même pour
celui qui connaît de nombreux groupes au programme de ce coffret.
Votre serviteur connaît
la quasi-totalité
d'entre eux et possèdent la majorité des disques ayant servi de
matériaux. Pourtant, son assemblage en fait pour moi une immersion
fascinante et pertinente au sein d'un univers. Je n'ose pas imaginer
le plaisir que va ressentir le néophyte.
En
réunissant ces formations, avec certains morceaux bien précis,
parfois rares, « I'm
A Freak Baby »
offre un panorama époustouflant de cette scène underground dont les
disques entraient rarement dans les classements de meilleurs ventes
d'albums, mais qui remplissait les salles de concert des banlieues
des grandes villes.
On
découvre que ce qui fait l'ADN, la magie du stoner
et du doom,
est déjà là. La musique sans concession, l'esprit de liberté, les
références culturelles pop
obscures et déviantes,
les thèmes sonores entêtants, la volonté de développer sa propre
musique envers et contre tout est déjà là. Le niveau technique
importe peu, ce qui compte, c'est la passion, le feu sacré,
l'énergie. Le proto-metal underground des années 1968-1973 porte en
lui cette rébellion inhérente au vrai rock'n'roll. Il
va servir de terreau au punk qui va surgir en 1976-1977. Quelques
furieux aux Etats-Unis n'auront qu'à mixer ce heavy-rock avec le
punk pour qu'apparaissent Pentagram, The Obsessed et Saint-Vitus. En
Grande-Bretagne, ces groupes influencent toujours la scène doom et
stoner. Il serait d'ailleurs intéressant qu'un même coffret soit
fait avec la scène allemande et hollandaise. Il y a là-bas quelques
merveilles à découvrir : Amon
Duul II, Cuby And The Blizzards, Golden Earring...
Que faut-il en retenir ?
Il
serait fastidieux de faire un inventaire complet des merveilles qui
se trouvent dans cette boîte magique. Il faudrait disserter sur
Budgie, trio gallois qui ouvre les hostilités. Signé et produit par
Rodger Bain, également producteur de Black Sabbath, Budgie va
produire un proto-metal encore plus lourd et malsain que le quatuor
de Birmingham, porté par
la voix de gamin malade du bassiste-chanteur Burke Shelley.
Budgie aimait les titres de morceaux farfelus et parfois thrash.
'Gut' est un extrait du premier album de 1971, et racle d'entrée le
sapin. Metallica reprendra
'Crash Course In Brain Surgery' en 1987 : un petit cours de
chirurgie du cerveau, morceau enregistré
en simple pour ce premier album….
Il
faudrait parler de Patto et de son alliage de hard-rock et de jazz,
des Rats dont le guitariste Mick Ronson deviendra le fidèle second
de David Bowie pour sa période Ziggy Stardust, et
dont l'apport musical fut majeur.
Il faudrait disséquer Atomic Rooster et ses ramifications. Le
guitariste John Cann fut d'abord le fondateur d'Andromeda avant de
rejoindre Atomic Rooster. Puis il partit avec le batteur Paul Hammond
en 1971 pour former Bullet avec le bassiste de Quatermass. Bullet
deviendra Hard Stuff et sera signé sur le label de Deep Purple.
Il fut même le bretteur en chef en 1974 de
Thin Lizzy en Allemagne
pour une unique tournée.
Et
que dire de 'Back In Time' de Warhorse, groupe fondé par le premier
bassiste de Deep Purple, Nick Simper. Sur ce titre gavé de guitare
rageuse et d'orgue Hammond au goudron, le
guitariste Peter Parks se lance dans une improvisation solo à
pleurer de bonheur.
Il
faut avoir entendu une fois dans sa vie le groupe Stone The Crow,
avec la Janis Joplin anglaise : Maggie Bell, et à la basse, un
certain Jim Dewar, futur second de Robin Trower. Il
faut avoir écouté
High Tide, mêlant riffs ravageurs et violon électrique, ou 'The Man
Who Paints Pictures' de Stray, une démo où les musiciens ont seize
ans, absolument étourdissante d'énergie.
Et puis il y a un morceau
de Sam Gopal, avec un guitariste-chanteur nommé Lemmy Kilminster.
Le
cas des Move est exceptionnel : groupe de rythm'n'blues de
Birmingham, vrai concurrent des Who, il bascule dans le heavy en
1970. La formation est pilotée par le guitariste Roy Wood, secondé
à partir de 1969 par
un certain Jeff Lynne. 'Turkish Tram Conductor Blues' symbolise cette
immersion du heavy-rock dans la musique pop de l'époque. Jeff Lynne
et Roy Wood fonderont Electric Light Orchestra
en 1972. Après le départ
de Wood au bout d'un seul
disque, l'ensemble
deviendra une grosse machine pop commercial. Le batteur des Move, Bev
Bevans, assurera les caisses pour Black Sabbath en 1983 avec Ian
Gillan au chant.
Et
puis il y a la version boueuse du 'Rosalyn' des Pretty Things par les
caverneux de Manchester : Stack Waddy. Et
ce 'Clawstrophobia' par les ultra-obscures Iron Claw : ce son
sale, ce riff crasseux, cette atmosphère suffocante… Il
y a même une version punk du 'Paranoid' de Black Sabbath par un
groupe dénommé Thor quelque part en 1971. Ce volume 2 surpasse son
prédécesseur déjà fabuleux. Il ne manque que le morceau 'Son Of
Moonshine' de Bakerloo avec le futur guitariste d'Humble Pie, Clem
Clempson, pour que soit absolument parfait le panorama.
Oui,
le stoner et le doom ont des racines riches et complexes, qui ne se
résument pas à quelques imitateurs malheureux de Black Sabbath.
Tous ces groupes sont le fruit d'un héritage merveilleux. Ils sont
les dignes successeurs de ces cavaliers de l'Apocalypse sonore du
tournant de la décennie 1970. Ils sont surtout les porte-paroles
d'un rock libre et sans concession dans
un monde étroit et formaté.
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