L'ambiance
est étrange en ce moment. Il semble que nous soyons à un moment-clé
de l'histoire. Soit nous évoluons, soit nous basculons dans le
chaos. Il n'y aura pas de solution intermédiaire. Le monde est allé
si vite ces vingt dernière années. Internet aura révolutionné
notre existence, mais il semble que ses apports soient finalement
bien maigres par rapport à ses inconvénients. Certes nous avons
toute la musique et la vidéo que nous souhaitons, et ma génération,
la dernière à avoir passé son adolescence sans internet, rêvait
d'accéder à tous ces contenus. Aujourd'hui, c'est l'overdose. Des
milliers de séries, de disques, de titres, de photos, de films sont
libérés dans la nature sans la moindre maîtrise, et il devient
bien difficile de faire le tri. La critique peine à faire son
travail, et les contenus sponsorisés sont désormais les seuls à
émerger, dominant le propos. Le formatage est roi, royaume du rien,
de la fausse impertinence.
Il
m'arrive d'avoir le vertige lorsque je repense à ces dernières
années. Je suis passé d'un monde où le disque et le groupe de rock
était encore maître, à celui du vide intersidéral, de la daube
prémâchée. Noël Gallagher d'Oasis déclara il y a peu :
« Notre groupe est l'un des derniers à être issu d'un milieu
modeste, et avoir réussi à ce point sans faire de compromis.
Aujourd'hui, cela est impossible et c'est inquiétant. ». Bien
que je n'adule pas particulièrement ce garçon, j'ai trouvé cette
phrase pertinente. La musique qui fait vibrer l'âme n'existe plus
que dans l'underground, grâce à des sites comme celui-ci, grâce à
des associations de passionnés qui organisent les tournées, montent
des festivals.C'est le retour de la démerde, et finalement, de la
liberté, loin, très loin des compromissions.
The Gold & Silver Sessions, un EP expérimental
Elder
n'a jamais fait de compromis, et illumine le monde de la musique
depuis ses débuts en 2008. Originaire de la région de Boston, le
d'abord trio a développé un stoner-metal héroïque, aux accents
mélancoliques puissants. Elder ne fait pas dans le geignard ou le
désespéré. Il prend l'auditeur à un point, et l'emmène en voyage
à travers son âme de longues minutes durant. Sa discographie est un
modèle de qualité et de progression artistique constante. Leur
investissement dans la musique est totale. Le 20 juillet 2015, lors
de leur passage au Glazart de Paris, près de la Villette, le courant
va se couper en plein morceau, à cause de l'humidité et la chaleur.
Pendant deux minutes, le bassiste Jack Donovan et le guitariste
Nicholas DiSalvo, torses nus, vont plaisanter avec le premier rang
avant que le courant ne revienne. Puis ils vont reprendre le morceau
interrompu, à la note même où ils furent coupés, totalement
concentrés.
Avec
« Reflection Of A Floating World » en 2017. Elder
franchit un nouveau cap. Michael Samos devint le quatrième membre
plus ou moins officiel. Il était en tout cas là en juillet 2017,
toujours sur la scène du Glazart. Nicholas DiSalvo se montra moins
sympathique, fortement agacé par cet univers de buveurs de bières
et de fumeurs de spliffs qui ne comprenait rien à ses nouveaux
morceaux. Ce quatrième album signifiait beaucoup pour lui, et je
comprenais pourquoi. Il était d'un abord bien plus ardu que ses
prédécesseurs, qui n'étaient déjà pas à la portée du premier
fan de boogie. Jack Donovan me confia son amour immodéré pour Rush
lorsque j'évoquai cette référence ce soir-là. DiSalvo et Donovan
rêvent d'un destin à la Rush pour Elder, mais cela est bien
difficile quarante-cinq ans après les débuts du trio canadien.
Elder
s'est mis en pause pendant quelques temps. Moi aussi d'ailleurs. Je
suis revenu avec mon exemplaire de « Reflection Of A
Floating World » certes dédicacé, mais corné par la
sueur et le voyage de retour dans le métro. Vous me croirez si vous
voulez, mais je n'ose pas écouter ce disque que j'aime pour
plusieurs raisons : le visage agacé de DiSalvo lors de sa
dédicace, l'état de mon double album vinyle, et son intensité
émotionnelle qui me plonge aussitôt dans un état d'introspection
intense.
Depuis,
le temps a passé, et tout autour de nous le monde semble avoir
empiré. Elder a disparu, ne produisant pas le disque indispensable à
la vibration intensive de mon âme. Car si ces trois gredins
produisirent la musique la plus hautement intense de ces vingt
dernière années, leur absence devenait un manque équivalent à
celui d'un puissant anxiolytique.
Que faut-il en retenir ?
Elder
revient avec un disque EP de trente-trois minutes et cinquante et une
seconde : « The Gold & Silver Sessions ».
Trois morceaux sous la force de jams sont proposées, sorte
d'entre-mets avant le nouvel album qui s'annonce comme une évolution.
Ces sessions sont représentatives d'un travail de recherche sonore,
sans aucun but autre que celui de produire une musique intense et
riche. Elder n'espère rien, à part proposer un disque vinyle et
faire les fans. La vraie valeur de ces sessions, c'est le travail de
composition et d'inspiration.
'Illusory
Motion ' est une divagation psychédélique qui se durcit
lorsque progressent les accords. Il y a toujours ces chevauchées
héroïques qui se révèlent au-dessus de l'effervescence de la
psychédélie.
Le
grand sommet de cet EP est la seconde pièce sonore : 'Im
Morgengrauen'. Il est imprégné de la plus intense pureté
émotionnelle issue de la musique de Elder. Quelques accords vaporeux
volent dans le ciel, ondulant entre les grands peupliers d'Italie.
Une flûte flotte dans l'air, accompagné d'un piano électrique aux
accords percolant sur la roche calcique. L'air s'emplit d'une odeur
de végétation humide, de vase et de sable de rivière. La pluie
vient de tomber, les odeurs de nature chaude sont intenses.
'Weißensee'
dévoile son inspiration Krautrock, quasi-omni-présente dans la
musique actuelle. A la recherche de nouveautés dans les thématiques
rythmées, les expérimentations germaniques du début des années 70
alimentent les fantasmes et le besoin d'originalité. Elder s'en
dédouane rapidement en offrant des lignes mélodiques
caractéristiques de son âme profonde.
Cet
EP ne ravira assurément pas les amateurs de disques définitifs. Il
s'agit d'un EP pour les fans, pour ceux qui n'ont pas peur d'écouter
des musiciens jetés dans le vide à la recherche d'inspiration. Cet
EP est une vraie réussite. Il n'est certainement pas le meilleur
album du groupe, mais apporte une pierre de plus à l'édifice
magistral de sa création unique.
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