Eté
1969. Jimi Hendrix s'est accordé les deux seules semaines de
vacances de sa carrière au Maroc. Il reprend le cycle
d'enregistrements et de tournée qui ont constitué la totalité de
son existence depuis ses premiers pas en Grande-Bretagne en novembre
1966. L'Experience s'est séparé après les concerts au Royal Albert
Hall de Londres en février 1969. Le bassiste Noel Redding a laissé
sa place à un ami d'armée d'Hendrix du nom de Billy Cox. Redding
avait tendance à vouloir jouer des solos de basse derrière le
guitariste, ce qui avait tendance à exaspérer ce dernier. Le jeu de
Cox est issu du monde du Blues et de la Soul. Plus carré, constitué
de lignes tournant en boucle, il campe efficacement le tempo, et
permet à Hendrix de s'envoler et de reprendre ses marques dans la
chanson sans se perdre complètement.
Hendrix
expérimente différentes formations, dont la plus fournie se
présentera sur la scène du Festival de Woodstock à la fin du mois
d'août 1969. Un second guitariste et des percussionnistes ont été
ajoutés, mais ils sont inaudibles et n'apportent rien à la musique
d'Hendrix. Le Gypsy Suns And Rainbows Band prend donc fin, et Jimi
Hendrix revient à la formule du trio qui a fait sa gloire. Après
les concerts de l'automne, le batteur Mitch Mitchell retourne en
Grande-Bretagne pour retrouver sa famille. Jimi Hendrix jamme dans
son nouveau studio nommé Electric Ladyland à New York en compagnie
de Billy Cox et du batteur Buddy Miles.
Miles
fut le batteur du groupe de Blues américain Black Flag, avant de
créer son propre ensemble : le Buddy Miles Express. Très porté
sur la Soul, Hendrix est suffisamment convaincu de leurs qualités
pour s'improviser producteur de deux de leurs albums en 1968 et 1969,
la seule et unique fois qu'il le sera. La musique de Buddy Miles est
l'une des plus belles réussites sonores en matière de fusion Rock,
Blues et Soul. La reprise par son groupe de 'Down By The River' de
Neil Young mérite une écoute plus qu'attentive.
Band Of Gypsys, le moyen de retrouver la liberté
Malgré
ces belles vibrations, Jimi Hendrix est tourmenté. Devenu une icône
du Rock, il attire les convoitises. Et ses erreurs du passé viennent
se rappeler à son bon souvenir. En l'occurrence, le producteur Ed
Chaplin et Capitol lui réclament plusieurs millions de dollars pour
un contrat datant de 1965. A l'époque, Hendrix signe pour
accompagner un chanteur Soul du nom de Curtis Knight, à peine un an
avant de partir pour l'Europe. Le guitariste est alors side-man
derrière de nombreux musiciens Blues et Soul pour gagner une maigre
pitance.
Jimi
Hendrix est très embêté par cette histoire, car elle bloque toute
sortie discographique faute d'issue financière. Il n'a absolument
pas les millions demandés. C'est Billy Cox qui trouve l'idée :
publier un disque, qui plus est un live, facilement enregistré, mixé
et rapidement sorti. Le label récupère les droits pour se
rembourser, et l'affaire est soldée. La proposition est envoyée, et
acceptée. Sans attendre, quatre sets sont programmés le 31 décembre
1969 et le 1er janvier 1970 au Fillmore East de New York
afin d'être captés. L'enthousiasme est de mise, car derrière ce
disque de commande se cache pour Hendrix la perspective d'être enfin
libéré de tous ces contrats véreux et de publier ce qu'il désire.
En
ce qui concerne la formation, les choses se compliquent un peu. Mitch
Mitchell n'est pas disponible, il faut donc un batteur. Fort
logiquement, c'est le trio des jams new-yorkaises qui va se présenter
sur scène : Jimi Hendrix, Billy Cox, Buddy Miles. Rien n'a été
vraiment réfléchi, il ne s'agit là que d'une question
d'opportunités. Toutefois, Hendrix vient de monter le premier groupe
de Rock afro-américain. Et cela aura du retentissement dans un
contexte politique tendu. Le guitariste fut tancé par les mouvements
noirs américains qui le considèrent comme un vendu aux blancs.
Imposé un disque live avec un trio afro-américain va être une
réponse radicale dans le business du Rock international, un
véritable acte politique dont Hendrix n'a absolument pas conscience
de la portée.
L'album
initial comporte seulement six morceaux, dont deux compositions de
Buddy Miles : 'Changes' et 'We Got To Live Together', qu'il
chante. C'est un disque bâclé, vite fait, jeté en pâture pour se
débarrasser d'un contrat merdique. Pourtant, la musique qui y est
imprimée laisse quelques traces dans l'esprit de la critique et du
public. Il y a ce trio noir américain, qui joue des morceaux de
Soul, mais aussi un truc comme 'Machine Gun', violente charge
anti-Guerre Du Vietnam.
Que faut-il en retenir ?
« Songs
For Groovy Children » réunit la totalité des
enregistrements, ces quatre fameux concerts à la charnière entre
deux années mythiques. Les différentes éditions depuis 1970,
forcément incomplètes permettaient déjà de sentir un feeling très
particulier. Le coffret de cinq disques révèlent toute la pureté
de la matière sonore. Sur ces quatre sets, Jimi Hendrix abandonne la
pyrotechnie guitaristique. La fuzz, la saturation, les Marshalls dans
le rouge ont disparu. L'homme se contente d'une pédale wah-wah qu'il
utilise en créant des striures sur une musique chargée de Soul et
de Blues. Miles et Cox ne sont pas des accompagnateurs exubérants.
Ils sont carrés, précis, toujours dans le temps, ils accompagnent
le maître, qui doit porter le set. Jimi Hendrix est dans une forme
fantastique. Puisant dans cet esprit Blues-Soul, il apporte de
nouvelles compositions, réinvente de vieilles scies scéniques comme
'Stone Free' ou 'Foxey Lady'. Il dégaine le Funk sur 'Message To
Love', 'Power Of Soul', Ezy Rider'.
Ces
sets dévoile un nouveau Jimi Hendrix. Il explore les tréfonds de sa
guitare. Il parcourt les gammes espagnoles, marocaines. Il puise dans
ce Funk primal dont il est l'un des pionniers avec James Brown. Le
son de sa guitare est clair, délicat, précis. Sa Fender
Stratocaster délivre un souffle métallique perturbant. Les notes
sont comme liquides, elles coulent comme l'eau de pluie des forêts
vietnamiennes. Ils se transcende totalement sur toutes les versions
de 'Machine Gun', toutes différentes et palpitantes. 'Stone Free'
est aussi un magnifique exercice d'improvisation entre Jazz et Blues,
alors qu'Hendrix a fait connaissance avec Miles Davis et qu'un projet
d'album commun est en discussion. la version de 'Voodoo Child' est
transfigurée et fascinante. 'Hey Joe' est interprété à la fin du
quatrième set. La version offerte bénéficie de toutes les
enluminures brillantes du Band Of Gypsys.
On
peut trouver les interventions vocales de Buddy Miles parfois
encombrantes, exactement comme Jimi Hendrix. Il aurait déclaré à
son producteur Eddie Kramer en écoutant les bandes que Miles ferait
mieux de fermer sa gueule, jusqu'à le supprimer au maximum sur le
disque final. En fait, les interventions vocales de Miles, très
Soul, apporte une fantastique plus-value. Ses choeurs sur la version
de 'Machine Gun' du 1er janvier 1970 sont des hululements
en contre-point des chorus d'Hendrix, exprimant la douleur des
combats. Ils sont décisifs, indispensables.
Les
quatre sets s'achèvent sur une version de 'Purple Haze'. Ces
concerts sont un fantastique laboratoire dans lequel Hendrix a ouvert
de nombreuses portes qu'il n'exploitera pas totalement par manque de
temps. Ce son à peine saturé du Band Of Gypsys, ce jeu profond,
vont en tout cas inspirer de nombreux groupes : Deep Purple,
Robin Trower, Mahogany Rush, Judas Priest… et continue d'alimenter
l'aspiration des derniers rêveurs électriques en date :
Earthless, Radio Moscow…
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