L'homme
marche sur le chemin forestier, les yeux mi-clos pour se protéger du
vent et du soleil printanier. Cherchant à se vider la tête des
embûches du quotidien, il est en quête de cette quiétude qu'est
celle de la nature. Les premiers oiseaux chantent, et les bourgeons
commencent à verdir à nouveau les arbres. Dans un sous-bois, il
s'agenouille pour toucher le sol. Les feuilles mortes frémissent, la
mousse encore humide des pluies de la veille rafraîchit la paume de
sa main, et la terre sablonneuse glisse entre ses doigts.
A
des années-lumières de là, l'être de métal est assis sur un
monticule de poussière interstellaire. Perdu dans ses pensées, il
tente de comprendre la signification de sa présence sur cette
planète inhospitalière où la nuit perpétuelle de l'espace règne.
Au-dessus de lui, il aperçoit les anneaux de Saturne, et des
milliards d'étoiles, dont l'une pourrait peut-être lui offrir une
vie meilleure. Il s'agenouille, et touche le sol. Il prend dans sa
main une poignée de cette poussière argentée, qui file elle-aussi
entre ses doigts.
A
des années-lumières l'un de l'autre, un fracas de guitare
électrique vient arracher de leurs pensées le terrien et l'homme de
métal. C'est un son développant une vibration particulière,
psychédélique, acide, et puissante. La musique vole dans l'air en
tourbillon. Les deux êtres se redressent, et commencent à flotter
dans l'air, hypnotisés par ce son enivrant qui semble leur parler au
plus profond. C'est la musique qu'ils semblent toujours avoir
attendu. Elle parle d'eux, de leurs tourments, et leur offre la
lumière dans un ciel obscur. Leurs âmes se rejoignent sur un
firmament d'électricité solaire, une nouvelle voie s'ouvre à eux.
"Ummon", le voyage sonore intergalactique
La
terre natale du cassoulet (Toulouse pour les nuls en terroir) apporte
une nouvelle offrande aux Dieux du Rock. Il y eut Fuzzy Grass,
chroniqué dans ces pages, voici Slift. Leur premier album fut
remarqué en son temps, en 2018 : « La Planète
Inexplorée ». Ces fous de science-fiction avait sans doute
révélé quelques qualités, mais je dois vous avouer que je ne les
connaissais pas avant ce disque, et cela ne changera rien au fait que
ce disque est un chef d'oeuvre.
Il
va vous falloir appréhender ce disque à l'ancienne, c'est-à-dire
vous asseoir, et vous plonger totalement dans les soixante-douze
minutes de ce voyage cosmique. Je vais même vous conseiller de
l'écouter en voiture, sur un long trajet. Que ce soient les paysages
de votre banlieue quotidienne ou de votre patelin de province, les
mesures de musique vont immédiatement vous dévorer les tripes
jusqu'à un état de semi-transe mentale.
Il
faut toutefois appréhender avec minutie cette musique riche et
complexe. Jean Fossat à la guitare, au chant et aux synthétiseurs,
son frère Rémi Fossat à la basse et le batteur Canek Flores ne
sont pas du genre à citer Black Sabbath et Pentagram. Slift, c'est
une bonne dose de Oh Sees, l'attitude scénique de Jean Fossat n'est
d'ailleurs sans rappeler le jeu de scène de John Dwyer. Il y a aussi
du Hawkwind, du Krautrock (Amon Duul II, Neu), et puis quelques
références Stoner merveilleuses : Sungrazer pour les passages
psychédéliques vaporeux, The Cosmic Dead et The Heads pour
l'utilisation des synthétiseurs. La pochette est signée Caza,
fameux auteur d'illustrations pour Metal Hurlant et Les Humanoïdes
Associés.
Slift
propose un nouvel album en forme de concept, les morceaux étant liés
à l'histoire des Titans et « leur exil vers les confins de
l'espace à la recherche de leurs créateurs ». On peut trouver
cela fumeux, mais les Who ont fait un disque majeur avec un concept
plus farfelu (« Tommy » en 1969). De toute façon,
dès les premières mesures, tout ce que je viens de dire sera
balayé, ou deviendra au mieux évident.
Que faut-il en retenir ?
Les
premiers accords de guitare résonne comme un Blues spatial, avant
que n'explose la furie du trio. Slift vous prend par le col, et ne
vous lâche plus. Les alternances de climats sont vertigineuses,
superbement bien amenées. Jean Rossat est un guitariste qu'il
convient de qualifier de prodigieux, marqué à la culotte par une
section rythmique féroce. 'Ummon' ouvre le voyage intergalactique.
C'est déjà les montagnes russes émotionnelles. 'It's Coming' est
un morceau aux atours plus obsédants, qui n'est pas sans rappeler
Can, ces longues plages qui se déforment progressivement. Toutefois,
Slift brise la première partie obsessionnelle par une montée
onirique posée sur des percussions presque tribales.
Un
premier nirvana sonore est atteint par l'enchaînement de l'uppercut
'Thousand Helmets Of Gold', son riff génial et son chorus blues
psychédélique, et 'Citadel On A Satellite', véritable cathédrale
électrique. Le premier est un concentré explosif de Rock acide et
revanchard qui n'est pas sans rappeler le Motorhead de 1977. Jean
Rossat triture ses cordes sur un solo halluciné qui finit en free,
coltranien en diable, poursuivi par la basse de son frère. 'Citadel
On A Satellite' commence comme un morceau de Doom féroce, fracas de
caisses et de cordes métalliques. Puis, les accords vibrent en notes
liquides et cristallines, le fantôme du guitariste Rutger Smeets de
Sungrazer planant sur ces quelques gammes. L'atmosphère est
effectivement quasi-monacale. Mais cette religion, c'est celle du
Rock'N'Roll qui vibre au plus profond de l'être. On retrouve cette
vibration qui est celle des improvisations de Pink Floyd dans leurs
premières années (1967-1971 pour les néophytes). Puis, autour de
six minute et trente seconde, on bascule dans un merveilleux écrin
de notes de guitare psychédéliques et de lignes de synthétiseur
cosmique. Ces quelques minutes, à peine quatre, sont belles à
pleurer, ce qui peut vous retourner le ventre avec le plus de force.
Essayer donc d'écouter cela seul, et vous serez transpercé.
'Hyperion'
poursuit la ligne obsessionnelle du Krautrock, avec la férocité du
Stoner-Metal. C'est presque un chant de guerriers. 'Altitude Lake'
est un nouveau sommet sonore. C'est un morceau aux atours
liturgiques. La ligne vocale a des faux-airs de chant grégorien,
enluminée de choeurs, baigné dans un halo de notes de guitares et
de synthétiseurs. L'explosion électrique n'est jamais très loin,
et Jean Rossat fait gronder la guitare, soutenu par ses fidèles
seconds Rémi Frossat et Canek Flores. On retrouve cette poésie
lyrique qui imbibe totalement ce disque, mais ce morceau en est un
vrai condensé, à la fois furieux et mélancolique.
'Sonar',
'Dark Was The Space, Cold Were The Stars', 'Aurore Aux Confins', et
'Son Dong's Cavern' sont quatre pièces musicales formant une suite
logique, qui dessinent les paysages de l'esprit. Slift sculpte les
vallées, les collines, les plaines, et les rivières où se perdent
le regard de l'auditeur.
L'album
se termine par le sombre et dantesque 'Lions, Tigers, And Bears'.
L'image même de ces trois prédateurs fabuleux, cote à cote,
émerveille. Le côté rageur et obsessionnel du morceau s'inspire à
nouveau de Can et de Neu. Le chant de Jean Rossat rappelle celui de
Damo Suzuki. C'est un morceau à tiroirs, où toutes les qualités
des morceaux précédents se retrouvent. Il y a de l'électronique,
mais elle est au service de la musique, de ce Rock infernal.
L'être
de métal a traversé l'espace. Il s'est posé sur une nouvelle
planète, un nouveau monde. Il attend ce frère torturé. Slift vient
de produire un disque qui réunit les mondes, réalité et
imaginaire, science-fiction et Rock Music. « Ummon »
est une réussite artistique indéniable, plaçant très haut la
barre du niveau musical de ce début d'année.
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