Le
temps est insolemment ensoleillé depuis maintenant un mois. Cela
fait exactement la même durée que nous sommes coincés derrière
nos fenêtres, plus ou moins confortablement selon les moyens de
chacun. La petite chanson médiatique nous incite à nous ressourcer,
à faire une introspection de nous-mêmes, et nous cultiver. La belle
affaire. Encore faut-il pouvoir se le permettre. Encore faut-il ne
pas appartenir à tous ces laborieux qui se lèvent tôt malgré le
danger pour faire tourner le pays.
Personnellement,
me plonger dans la lecture et la musique a toujours fait partie de ma
vie. Tout le monde ne peut pas voyager à travers le monde. Il faut
savoir s'évader avec les moyens du bord. Malgré cette adaptation
relativement aisée à ces contraintes d'enfermement, plane une
impression que ce monde s'est brisé. Pourrons-nous avoir la même
vie sociale qu'avant ? Le monde sera-t-il plus beau, parce que
les leçons auront été tirées ? Rien n'est moins sûr, pas
plus que nous ne soyons débarrassés de ce foutu virus lorsque nous
mettrons pour la première fois le pied dehors librement depuis deux
mois. Et le serons-nous encore, libres ? Quelque chose s'est
cassé, une épée de Damoclès flotte au-dessus de nos crânes. La
peur, insidieuse, s'est installée.
Le
contexte n'est pas brillant pour les musiciens, les organisateurs de
spectacles et les propriétaires de salles. Les tournées s'annulent
les unes derrière les autres, comme les festivals, sans savoir si un
jour, nous pourrons à nouveau écouter ensemble de la musique en
direct. C'est dans ce contexte infernal que Kanaan publie, bien
malgré eux, leur second album.
Il
tombe pourtant à point nommé, ce « Double Sun ».
Car si il fallait bien une bande-son à ce tragique univers, c'est
bien la musique de Kanaan. A la fois empreinte d'un incroyable
espoir, mélancolique et rageuse, elle sied à merveille à mes
émotions du moment.
Double Sun, un second album mystérieux
En
2018, un trio norvégien fit son apparition. Il ne jouait ni du
Black-Metal, ni du Rock graisseux à la Hellacopters. Kanaan est
composé de jeunes musiciens talentueux : Ask Vatn Strøm aux
guitares, Ingvald André Vassbø à la batterie, et Eskild Myrvoll à
la basse et aux synthétiseurs. Kanaan est une formation
instrumentale. Leur premier album, « Windborne »,
me fit forte impression. Doté d'un potentiel inouï, le trio
pratique un stoner-jazz-rock étonnant. Il laisse toutefois un peu
sceptique la scène stoner, qui ne sait que faire de ce groupe et de
ce disque.
Les
prestations scéniques vont asseoir leur réputation. En 2019, ils
s'aventurent en France. A Troyes, à la Fête de la Musique, il joue
sur le trottoir devant un magasin de disque. Une demi-heure de
prestation plus tard, la rue est totalement bouchée, noire de monde,
les badauds s'arrêtant tous pour les écouter. Deux jours plus tard,
ils se produisent à la Grange Rose des Lentillères à Dijon devant
votre serviteur (voir compte-rendu du concert dans ces pages). Dans
cette ancienne grange de ferme, devant un public d'étudiants et de
freaks, ils font décoller le plancher. Incroyablement inspirés,
techniquement au-dessus du lot, ils sont capables d'aller partout où
le vent les mène avec une décontraction déconcertante. J'échange
avec eux en début et fin de concert. Ils sont charmants, volubiles,
passionnés. Je discute d'Elvin Jones, le batteur de John Coltrane,
et de Jack DeJohnette, batteur de Miles Davis, avec Ingvald Vassbø,
car j'ai trouvé des similitudes entre leurs jeux et le sien. Alors
que je les aide à ranger les derniers instruments, nous décidons de
discuter en buvant une dernière bière.
Alors
que j'évoque un nouveau disque, Ingvald et Eskild Myrvoll me
promettent un album qui sera différent du premier. Ils me disent que
je dois m'attendre à une vraie évolution, à des surprises. Je suis
un peu circonspect, car leur premier album m'avait vraiment
enthousiasmé. En cette période de compromission mercantile, je
craignais qu'ils trébuchent.
Le
mois de février 2020 apporta un roboratif EP de quatre longues
pièces de musique passionnante enregistré avec le guitariste de
Causa Sui, Jonas Munk. Je fus sidéré à son écoute. Il rompait
effectivement avec le premier album, mais il était passionnant.
Toutefois, je supposai qu'il devait être considéré comme une
récréation, bien que de nombreux groupes rêveraient d'être
capables d'une récréation d'une telle densité musicale. Les quatre
longues plages flirtent avec un rock psychédélique minéral où
s'entremêlent bien des influences prestigieuses depuis cinquante
ans.
La
seconde pierre à l'édifice est ce second album, qui doit
officiellement succédé à « Windborne » :
« Double Sun ».
Que faut-il en retenir ?
Il
débute par un court thème électro-acoustique à
la teinte psychédélique :
'Worlds Together'. Le vif du sujet est attaqué par le dantesque
'Mountain'. Il se dégage de ce thème une férocité et une
impression de vertige dès les premières mesures. On y retrouve la
formation jazz-rock du premier album, avec une force décuplée. Les
improvisations de guitares
de Ask Vatn Strøm sont
fascinantes. La rythmique, droite, massive, pousse le guitariste dans
ses derniers retranchements psychédéliques. Les
lignes mélodiques rappellent par moments leurs compagnons de label :
Mythic Sunship. Mais Kanaan développe quelque chose de plus
audacieux.
Le
morceau 'Öresund' vient confirmer cette impression. Son départ
Free-Jazz conduit à une improvisation spatiale étourdissante. Les
falaises de calcaires couvertes de mousse luisent au soleil. La
sensation de vide est intimidante. Le lac, d'une couleur bleu
intense, est juste en-dessous de
nos pieds. Le paysage est
spectaculaire. L'immensité fait tourner la tête : ce lac à la
sombre profondeur, les falaises abruptes, les arbres immenses. Je ne
suis qu'un être modeste
au milieu de cet univers de géants.
'Öresund' se précipite
en freak-out de rythmes africains. Le jeu de Charley de Vassbø
rappelle l'immense Ginger
Baker de Cream.
Un
rapide freak-out gorgé de fuzz de trois minutes
d'inspiration Krautrock,
'Worlds Apart', prépare le terrain à un nouveau sommet en deux
parties, la pièce maîtresse : 'Double Sun'. C'est une
composition en deux parties bien distinctes. La première est
lente, portée par une ligne de basse hantée. Les chorus de guitare
sont sombres, désenchantés. Le
tempo est lent, comme une procession vers une dernière demeure. La
guitare se perd dans la saturation et l'écho. Les lignes de guitare
s'entrelacent, avant que le riff massif de la basse saturée gronde
et ancre le thème dans une atmosphère doom. La batterie prend un
chemin de traverse, les baguettes courant sur la charley et la caisse
claire avec souplesse plutôt que d'enfoncer le tempo dans l'enclume.
La
seconde partie s'ouvre sur un rythme plus nerveux. C'est le
décollage, l'envol vers l'horizon, peut-être vers ce second soleil.
Les synthétiseurs créent en fond une atmosphère spatiale,
envoûtante. Le thème obsédant rappelle le Can de « Tago
Mago ». C'est un
beau voyage qu'offre Kanaan, au-dessus des fjords norvégiens, mais
aussi au-dessus des campagnes françaises, le long des côtes de
l'Atlantique. Planant est
le mot, comme le survol d'un oiseau. Il ne s'agit pas d'une évocation
de décollage intergalactique, mais plutôt celle
de la liberté, de flotter dans l'air, et tournoyer dans le ciel, à
se rapprocher parfois du soleil.
Kanaan
vient de produire un second album effectivement fort différent du
premier. On retrouve toutefois parfaitement les ingrédients
savoureux qui définissent leur son. En trois disques, Kanaan a
réussi à se réinventer autant de fois, tout en restant lui-même.
Il fait évoluer sa musique, et se refuse à rester sur une ligne
précise, pour rester toujours en mouvement, et créer des thèmes
chaque fois originaux et envoûtants. Kanaan est à ce titre plus
qu'un groupe de stoner, ou du moins, il est de ceux qui font de cette
famille musicale l'une des plus riches du moment, seule
véritable héritière du
l'inventivité du Rock des années soixante et soixante-dix.
0 Commentaires