Detroit ne peut pas symboliser davantage la déliquescence de notre société. Autrefois qualifiée de Motor-City, parce qu'étant le berceau de l'automobile américaine par excellence des années 1940 à 2000, elle fut aussi un Alcatraz pour les gamins qui rêvaient à autre chose qu'à une belle carrière sur la chaîne de production.
Detroit fut remuée de soubresauts revendicatifs durant tout le vingtième siècle. Devenu le refuge ouvrier des populations noires américaines, Detroit était coupée en deux : d'un côté de la voie ferrée les blancs, de l'autre les noirs. Les afros en eurent assez d'être traités comme des chiens, et dans un élan collectif datant du combat des droits civiques, la ville se transforma en brasier lors des émeutes raciales de 1967. Motor City Is Burning comme le chanta John Lee Hooker, alors ouvrier sur la chaîne de production Ford.
Du côté noir de la voie ferrée, il y eut la Motown : Les Supremes, Stevie Wonder, Marvin Gaye, Jackson Five… De l'autre, il y eut le Rock barbelé des Stooges, MC5, Ted Nugent And The Amboy Dukes, The Frost, Mitch Ryder And The Detroit Wheels, Bob Seger System, Cactus…
Le Metal rugit dans les années 80, suivi du Grunge, mais Detroit était déjà hors course. En 1975, conquérir Detroit, c'était s'acheter une caution Rock inestimable. Kiss en était conscient, lui qui sut triompher dans la Motor City, remplissant le Cobo Hall avant n'importe quelle autre salle dans le pays, comme Bob Seger, un petit gars du pays.
Detroit, la Motor City
Mais oui les amis, tout cela est bien loin. Le Cobo Arena reçoit encore quelques matches de baseball, le mythique Grande Ballroom est en ruine depuis trente ans, les infiltrations d'eau de pluie détruisant les décorations rococo qui firent le charme suranné de ce théâtre qui reçut Cream en 1967, Fleetwood Mac en 1968, Led Zeppelin en 1969, MC5, les Stooges, The Frost, les Amboy Dukes…
Savoir que le toit du Grande Ballroom est percé n'est que le cadet des soucis de Detroit. La ville fut mise en banqueroute sous l'ère Obama après la crise de 2008. Les usines s'en allèrent, et la ville devint un cimetière à ciel ouvert. Des quartiers entiers furent abandonnés, les derniers vestiges historiques des grandes usines automobiles quasi-bicentenaires furent pillés sans pitié.
Les vieux ouvriers n'eurent que leurs yeux pour pleurer, eux qui défendirent leurs emplois dans d'ultimes sursauts d'orgueil, menant des mouvements de grève désespérés. Ils eurent pour conclusion l'abandon pur et simple de leurs usines par leurs patrons, qui les laissèrent assis sur leurs stocks de pièces et de bagnoles. Les ouvriers pouvaient bien faire grève, les actionnaires n'en avaient que foutre. Les sites n'existaient plus. La perte des stocks était un moindre mal. Le prétexte de la grève permit de licencier tout le monde sans ménagement.
La ville grenouillait dans sa fange depuis dix ans, mais elle reprit vie peu à peu. Totalement abandonnée de tous, y compris de leurs élus, les quartiers firent sécessions. Aujourd'hui, Detroit est la ville américaine la plus en avance en termes de maraîchages biologiques. Les habitants, désoeuvrés, reprirent la main sur la ville, et plantèrent légumes, arbres fruitiers et céréales sur les friches industrielles et les terrains vagues. Aujourd'hui, une partie de la ville vit en autarcie alimentaire totale, donnant des idées à certains révoltés du mouvement Black Lives Matter : les quartiers auto-gérés.
Que faut-il en retenir ?
La musique de Temple Of The Fuzz Witch s'élève dans cette fange fertile. Noah Bruner tient la guitare et le chant, Angel Morrison est à la basse, et son frère Neal est à la batterie. Nous avons à faire à un Doom-Metal grésillant et massif, impitoyable. Sleep côtoie Black Sabbath. La voix frêle de Bruner fait penser aux gallois de Budgie. Cet enfer électrique est aussi la quintessence incandescente de The Obsessed, Goatsnake, Pentagram, et Sleep.
La musique tonne irrémédiablement, de manière hypnotique, comme l'on admire un impétueux orage sur la crête d'une colline un soir d'été, pas trop loin de la porte de l'abri qui permettra d'apprécier le déluge en toute sécurité.
« Red Tide » est le second album de Temple Of The Fuzz Witch. Il déclenche la foudre dès les premières mesures : 'Baphomet' grésille d'électricité. La quintessence se déverse toutefois en seconde face avec les dantesque 'Cimmerian' et 'Agony'. 'Ungoliant', avec son thème mélodique et sa ligne vocale obsédante, achève une œuvre incroyablement dense. Temple Of The Fuzz Witch vient de nous offrir un album de très haute tenue, riche, impitoyable, soufflant le vent de la colère de notre temps.
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