Les parisiens de Conviction avaient frappé fort en matière d’album doom-metal de référence en cé début d’année de merde 2021. Il était incontestable que le doom était la musique de cette époque troublée et incertaine. Raisonnaient alors comme des fantômes vivaces les albums mythiques de Pentagram, Saint-Vitus, Candlemass, Trouble et Count Raven. Ils étaient là, intacts, ne demandant qu’à ce qu’une âme perdue finisse par souffler la poussière sur leurs pochettes, et décide de poser le diamant sur le premier sillon. Ce monde perdu était peut-être le contexte propice à signer un pacte avec le Diable, si celui-ci nous permettait de nous extirper de notre vivant de cet enfer. A moins que ce pacte maudit ne soit celui signé par les influenceurs et autres imbéciles et arrogants de toutes sortes, préférant sacrifier l’avenir de nos enfants et l’existence du monde vivant sur l’autel du bling-bling écoeurant.
Conviction avait décidé de faire confiance au Malin, et comme nous tous, enfermés comme de pauvres erres entre nos quatre murs, nous espérions que tous ces sombres crétins brûleraient en Enfer, assaillis par les coups de fourche de Lucifer, qu’ils soient à Dubaï ou au Palais Vivienne. Le quatuor parisien dégoupilla un opus furieux et sombre, qui avait réanimé la fontaine à venin. Il ne sera pas le seul au combat. L’Italie a apporté le meilleur de ses forces avec le nouvel album de Bretus de Catanzaro, en Calabre. Bretus est en effet plus qu’un simple très bon groupe de doom. Bretus est déjà une légende, à la discographie débutée en 2009, et offrant déjà un EP et quatre albums absolument incontournables. Bretus a tout : le son, l’inspiration, la rythmique en acier trempé, et la voix unique de Zagarus.
Les grands groupes de doom ont toujours fait la différence grâce à leurs vocalistes originaux. Pas forcément virtuoses, pas forcément techniquement irréprochables, leurs timbres s’imposent comme des évidences, parce qu’ils sont les voix qui surgissent de la musique avec le plus grand naturel. Bobby Liebling, Wino Weinrich, Messiah Marcolin… ont tous cette voix unique qui surgit du goudron sonore. Olivier Verron a parfaitement accompli cette mission au sein de Conviction, Zagarus a l’expressivité d’un Bobby Liebling. Sa voix puissante, au phrasé incantatoire et possédé, est le grand atout de Bretus, en plus de compositions impeccables.
Bretus est aussi l’héritier mystérieux d’une scène musicale des plus captivantes. Chez eux, il y a évidemment Pentagram, groupe par ailleurs signé pendant presque dix ans chez Black Widow, label italien, entre la fin des années 90 et les années 2000. Mais il y a surtout une descendance directe avec les premiers enregistrements de Death SS, et de ceux de son guitariste, Paul Chain. Ces secrets incroyablement bien gardés de la scène dark-rock italienne surprennent encore par leur prolixité et leur identité unique. Paul Chain est un incroyable personnage, naviguant entre le doom le plus noir, les expérimentations électroniques et le heavy psychédélique. Bretus a émergé de ces eaux saumâtres, injectant de multiples apports créatifs : le cinéma fantastique de la Hammer mais aussi italien, les écrits de HP Lovecraft, le rock sombre de Goblin et le heavy-blues des suisses transalpins de Toad.
Magharia, la poursuite d'une oeuvre majeure
A vrai dire, peu de groupes ont cette force de frappe, et une telle identité sonore. Conviction n’en est qu’à ses premiers pas (forts réussis). Bretus est un groupe qui poursuit sa destinée créatrice, et continue d’assoir, album après album, leur identité musicale unique. Avec « Magharia », il est désormais tout à fait censé de dire que le quatuor italien est devenu une formation de référence du doom-metal. Chaque album offre ses failles et ses qualités, mais même ses défauts sont des qualités. Car si l’enregistrement peu se montrer un peu rustre, Bretus se joue de cette facette pour lui donner un aspect plus punk. Ce qui reste une constante, c’est la qualité des riffs, des mélodies et de l’interprétation. Qu’importe si Bretus n’a eu que peu de budget pour poser sa musique sur le vinyle. Il en ressort toujours vainqueur, toujours plus grand.
Et cela tient si incroyablement bien la route que même lorsqu’ils ont réédité leur premier EP de 2009 l’année dernière, la musique a une telle ampleur qu’elle ne souffre ni du temps, ni du maigre budget qui lui fut allouée. Déjà, les riffs de Ghenes tapaient fort. Déjà, Zagarus était un fantastique hurleur de doom. Il y avait toutefois encore une influence issue des non moins merveilleux Celtic Frost. Elle se fera bien plus discrète par la suite, un peu par dépit pour ma part. Ce côté sale et possédé posé sur des riffs gargouillants de wah-wah avait de quoi étourdir. ‘From The South’ s’impose comme l’uppercut heavy, le ‘Relentless’ de Bretus.
Il faudra attendre 2012 pour écouter le premier vrai album de Bretus : « In Onirica ». C’est un classique absolu, de ceux qui se comptent sur les doigts d’une main. Tout est parfait : le son, les riffs, la voix, la section rythmique, la pochette. Zagarus est devenu un incroyable conteur, modulant comme un possédé. Ghenes fait gronder sa guitare, empruntant à la quintessence du riff : Tony Iommi de Black Sabbath, Tony Bourge de Budgie, Jimmy Page de Led Zeppelin, Matt Pike de Sleep et High On Fire…
On entend déjà la critique se gausser : voilà de nouveaux Electric Wizard. Il n’est pas question ici de contre-culture branchée, ou d’en donner un aspect vintage aguicheur et comics à la Rob Zombie. Les musiciens cachent leurs visages sur les photos, et leurs vrais noms derrière un pseudonyme. Ils sont un groupe, une unité, qui produit une musique à prendre ou à laisser. C’est une démarche courageuse et intègre.
« The Shadow Over Innsmouth » de 2015 et « … From The Twilight Zone » en 2017 ne firent que confirmer les qualités incroyables de Bretus. « Aion Tetra » de 2019, chroniqué dans ces pages, assied la réputation d’une formation en pleine possession de ses capacités créatives. Le line-up de Bretus s’est stabilisé autour de quatre inconnus majeurs : Zagarus au chant, Ghenes à la guitare, Janos à la basse, Striges à la batterie. Le son est désormais solide, irréprochable. Les compositions cherchent la quintessence d’un monolithe d’ébène, et elles y parviennent. Mais que peut faire un modeste quatuor italien, aussi pourri de talent que Bretus, au milieu d’une telle crise ?
Les concerts étaient déjà parfois compliqués, ils ne sont désormais que des souvenirs. Bretus décida de retourner enregistrer à Catanzaro, au Black Horse Studio. Il n’était pas question de capituler. Après tout, l’ambiance sentait le souffre. Il était temps que le rock irrévérencieux reprenne du poil de la bête. Bretus arrive à point nommé avec « Magharia ».
Que faut-il en retenir ?
« Magharia » est un album ambitieux. Sa puissance est toujours indomptable, et aucun studio n’arrive à polir ce diamant noir. Bretus est un groupe qui rugit de fureur. La musique dégorge en d’amples langues de produits corrosifs. Toujours caché derrière une magnifique pochette d’album aussi mystérieuse que réussie et des photos de groupe énigmatiques, Bretus offre sa musique.
En ces temps troublés, Bretus s’est plongé dans l’héritage culturel de son pays, celui des conteurs de légendes et des mythes. Il est devenu indispensable de s’immerger au plus profond de ce qui alimente notre imagination et permet l’évasion intellectuelle, afin de ne pas dépérir peu à peu. Les gaillards de Bretus ont consacré leur temps et leur énergie dans un album dense non seulement musicalement, mais aussi en terme littéraire. Zagharus ne négligea jamais ses textes, et ce depuis le début. L’album « The Shadow Over Innsmouth » de 2015 avait été une première tentative, fort réussie, d’allier doom-metal et littérature fantastique, en l’occurrence l’oeuvre d’Howard Philip Lovecraft. Les autres albums étaient un agrégat savant de diverses influences : littérature, cinéma, histoire.
Avec « Magharia », Bretus revient à ce travail plus intense sur les textes, concentrant son album sur une source littéraire précise : les légendes et mythes de l’Italie ancienne. Chaque morceau est donc l’évocation sonore et lyrique d’une de ces histoires que l’on se racontait au coin du feu en tirant sur une vieille pipe d’écume. La culture populaire italienne regorge de ces légendes fantastiques, comme la Bretagne. Le pays, profondément agricole jusque dans les années quarante, n’est pas avare en contes étranges issus des campagnes. Se mêlent à ces légendes de paysans les paysages riches en monuments antiques, abandonnés, et donc hantés.
Ainsi, « Nuraghe » fait référence à une tour ronde que l’on trouve en Sardaigne, et remontant à plus de mille ans avant Jésus-Christ. L’Italie catholique a beaucoup fait pour effacer les traces des cultures païennes, comme ce fut aussi le cas avec les Celtes. Ce Nuraghe hanté pourrait être le réveil des Grands Anciens, comme l’évoquait aussi HP Lovecraft. Bretus invoque les esprits des temps anciens, cherchant à réveiller les consciences de citoyens abrutis par les écrans.
‘Celebration Of Gloom’ ouvre le disque de manière classique : un mid-tempo rageur, cognant fort dans la poitrine. Le résultat est réussi, notamment par les arpèges acides de Ghenes, et le chant de plus en plus virtuose de Zagharus. La rythmique de Janos et Striges est absolument sans faille.
‘Cursed Island’ est une torgnole de heavy-doom rugissant. Tout est en étendard : le riff presque punk, le chant fier. La wah-wah gargouille sur la guitare. ‘Cursed Island’ poursuit, c’est un hymne heavy sans concession. Il offre toutefois son changement abrupt de tempo et de climat, comme Budgie, avec ses orchestrations lugubres.
‘Moonchild’s Dream’ est peut-être la plus belle réussite de l’album. Son riff sinistre et ravageur tape comme une forge antique, poursuivi par la section rythmique. Le chant survole ce champ d’étincelles avec aisance. Le chant dramatique de Zagharus est du plus bel effet. Les caisses de Striges tombent comme un amas de ruines antiques sur une fulgurance de jazz, avant que le riff et le tempo ronflent, implacables.
‘Nuraghe’ convoque les esprits païens sur un rythme plus classique. ‘Headless Ghost’ poursuit ce rythme galopant avec toutefois un lyrisme vocal et un riff plus tendu. ‘The Bridge Of Damnation’ enfonce le clou du doom sépulcral, survolé par la basse fuzzée de Janos. ‘Sinful Nun’ est une cavalcade heavy implacable, chose inconnu chez Bretus. Le résultat est surpuissant, ravageur.
‘Magharia’ et ses presque neuf minutes déroute en fin d’opus. Ce morceau curieux, instrumental, psychédélique et mélancolique, presque desert-rock, est une incursion sonore dans la bande-originale de film. D’antiques synthétiseurs sont mis à contribution. Ce morceau profondément différent tranche avec le doom-metal, mais n’est pas si étranger que cela à la culture horror film et musique dark italienne. Cette étrange bande-son a le mérite d’ouvrir de nouveaux horizons. Je souhaite toutefois que le groupe ne perde pas son âme noire avec ces approches nouvelles et électroniques.
« Magharia », dans son ensemble, est un nouvel opus majeur. Il confirme l’incroyable personnalité artistique de Bretus, inscrite autant dans le doom ancestral que dans d’autres horizons plus psychédéliques. Son âme lettrée et son aura mystérieuse en font plus qu’un simple très grand groupe de heavy-metal noir. Ils sont d’ores et déjà dans la légende du doom-metal.
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