Le bruit est revenu. L’agitation est frénétique. Le soleil brille au firmament, les tenues se font légères. On apprécie la fraîcheur d’une bière en terrasse avec les amis. On parle vacances. Il paraît que le moindre coin de campagne est la destination préférée des français. Les bourgeois reprennent l’avion pour n’importe quelle raison, toujours bonne, évidemment. Le monde d’après est donc là, comme avant mais en pire, car nous sommes désormais tous conscients que cela ne peut plus durer et que la planète va se transformer au pas de charge en enfer. Pourtant nous continuons. D’ailleurs dans l’euphorie des terrasses, des matches de foot de l’Euro et d’un peu de liberté retrouvée, le soleil calcine les rues des villes françaises, à la mi-juin.
La culture se remet doucement de la prodigieuse gueule de bois du COVID, ces quinze mois où les artistes et leurs précieux techniciens sont devenus non essentiels. Les disques commencent à sortir en rangs plus serrés, les dates de tournées se précisent. Le stoner-rock, lui, n’a pas vraiment senti la différence dans l’acceptation qui lui est dédiée dans le monde de la musique. Il lui a manqué les concerts, oui, seul moyen de gagner des cachets, de se faire connaître et de vendre des albums et du merchandising. Les groupes ne sont pourtant pas restés inactifs, offrant parmi les meilleurs sessions de live dites « à la maison » de toute la production musicale internationale : Colour Haze, Clutch, Kadavar… ont proposé de la vraie musique live, palpitante, bien enregistrée, dans leurs lieux de répétition, sur des scènes de salles de concert, ou même en extérieur. Le stoner-rock reste décidément une musique pleine de surprises et de ressources.
Il restait à savoir si au-delà des groupes installés, la scène allait offrir de nouvelles formations. Les musiciens allaient-ils oser sortir des disques de musique heavy-rock expérimentale au milieu du marasme ? Inutile de vous faire patienter plus longtemps : la réponse est oui. Si les formations plus installées attendent les premières dates de l’automne pour sortir du bois, les petits nouveaux proposent leurs offrandes. C’est le cas du trio nommé Trillion Ton Beryllium Ships (TTBS).
TTBS, la résurrection du doom psychédélique
Lincoln, Nebraska, USA. Lincoln est une ville de presque 290 000 habitants située entre la réserve indienne de Pine Ridge, l’endroit le plus misérable des Etats-Unis, et la ville de Des Moines dans l’Iowa, au milieu de ce terrifiant Middle West. Chicago, Minneapolis et Kansas City ne sont pas si loins, mais déjà trop pour avoir une influence sur cette ville de cauchemar typiquement américaine : de grandes rues droites à perte de vue, et une architecture sans âme. L’ensemble est prompt à un ennui intersidéral. Bruce Springsteen avait déjà conté sans état d’âme le Nebraska sur l’album du même nom en 1983, un disque rude, acoustique, fait de vastes paysages quasi-lunaires où vit une population à l’abandon. Lincoln bénéficie au moins de l’écrin de nature et de verdure des montagnes et forêts environnantes.
La période d’introspection forcée de 2020 poussa les trois membres de Trillion Ton Beryllium Ships à répéter et à mettre au point leur premier album. TTBS est constitué de Jeremy Warner à la guitare et au chant, de Karlin Warner à la basse et de Justin Kamal à la batterie. Le trio pratique un doom-metal aux effluves stoner particulièrement hypnotique, conviant à la fois Electric Wizard et Uncle Acid And The Deadbeats, avec quelques relents de Sleep par moments.
Que faut-il en retenir ?
Parce que le culot paye, Trillion Ton Beryllium Ships envoie le morceau instrumental ‘TTBS’ en guise d’inauguration : douze minutes et trente secondes de pure furie doom, imprégné du ‘Sonic Titan’ de Sleep. Mais TTBS n’est pas un ersatz. Il maîtrise parfaitement sa musique, et lui injecte un groove seventies, changeant les climats, usant jusqu’à la folie du même riff obsédant. Un de leurs premiers fans a qualifié cela de pure tone’n’riff porn. Expression difficile à traduire en français, elle résume pourtant bien l’incroyable puissance de TTBS : il n’y a rien, au premier abord, qui semble original. Mais l’assemblage de plusieurs éléments issus du doom-metal classique, et leur reconstruction engendrent un titre effarant d’efficacité hypnotique.
Le son de la guitare et de la basse est distordu à souhait, cette première cavalcade sauvage en impose très clairement. Le riff tourne encore et encore, et évidemment, on ne peut s’empêcher de penser à « Dopesmoker » de Sleep. Pourtant, l’incantation se brise. Karlin Warner fait grogner sa basse gorgée de fuzz, et Jeremy Warner déboule avec un riff maniaque, secondé par la rythmique impeccable de Justin Kamal. Ou comment construire une odyssée sonore palpitante avec peu de choses et beaucoup d’inspiration.
‘Two Weeks Of Air’ déçoit un peu derrière une telle montagne sonore. La voix de Jeremy Warner n’est pas totalement en place. Oh, dans le doom-metal, on n’est pas exigeant, du moment que le vocaliste ait de la personnalité et colle à sa musique. C’est le cas de Jeremy Warner, mais il ne semble pas totalement à l’aise sur ce second morceau. Le riff tourne un peu à vide, Karlin Warner semble perdue avec sa basse, étirant de grandes lignes rythmiques sans but.
‘Ditchgrass’ vient clore tout débat et inquiétude. Après une introduction proto-jazz-rock, la voix incantatoire est en place. Le riff démoniaque et la rythmique d’acier se mettent en place. Désormais, TTBS marque l’auditeur à la culotte, signant cinq morceaux plus courts mais impeccables. On peut même dire que c’est une nouvelle ascension en forme d’apothéose. ‘Ditchgrass’ grogne implacablement.
‘Angulimala’ se gorge de swing lourd, la batterie de Justin Kamal créant la respiration derrière le mur du son crée par Jeremy et Karlin Warner. Jeremy Warner dessine des thèmes décidément obsédants avec sa guitare. ‘Warranty’ est une brusque embardée de heavy-doom qui vient râcler le plancher. Il n’y a rien de compliqué, juste trois personnes particulièrement déterminées et affûtées. Jouer du doom-metal semble facile, lui donner une âme est bien plus complexe, et les nombreux candidats se sont cassés les dents. Etre le digne héritier de Tony Iommi et de Bobby Liebling a un prix.
Après les deux virulentes torgnoles que furent ‘Angulimala’ et ‘Warranty’, TTBS se plonge dans deux pièces de musique particulièrement hantées. ‘Empty Boat’ débute par un riff menaçant posé sur une rythmique implacable. Le morceau se déforme peu à peu sous les influences psychédéliques. Certains passages se font héroïques, comme l’étrange voyage de ce bateau vide.
‘Cutting’ Torch’ est une procession doom infernale. Obsessionnel jusqu’à la moelle, le lent et lourd riff surnage sur un tapis de goudron bouillant. La partie centrale est une curieuse errance minimaliste. On aperçoit l’astre lunaire, les épaisses forêts qui écrasent de par la taille vertigineuse des arbres. Le riff tonne à nouveau, terminant le voyage sonore d’une manière aussi lyrique que sinistre.
« TTBS », premier album de Trillion Ton Beryllium Ships est un sacré coup de maître. Malgré la rudesse de son enregistrement, la puissance de la musique et de son interprétation saute aux oreilles. Capté en condition live, l’album a la rage intérieure du vrai rock’n’roll conçu pour exploser sur scène.
TTBS n’en est qu’à ses balbutiements, mais mérite un soutien chaleureux, notamment de la part de tous les amateurs de sons doom millésimés de qualité : Pentagram, Sleep, Uncle Acid And The Deadbeats, Electric Wizard. TTBS possède cet étrange groove en plus, et déjà, une science du riff qui fait mouche.
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