Haverill, dans le Suffolk, au Nord-Est de Londres. Un homme se promène sur un petit chemin du village, un bâton à la main. Il est difficile de lui donner un âge. Il semble assez jeune, mais sa calvitie qui a entamé sa chevelue plutôt longue, et sa moustache fournie, semblent indiquer qu’il s’agit d’un homme d’âge mûr. Pour sa profession, musicien, il l’est, mûr. Tony McPhee va sur ses trente ans, un âge canonique pour la rock music en 1976. McPhee est déjà un vétéran, ses débuts remontant à la première moitié des années 1960.
Il fonde en 1963 les Groundhogs, groupe dont le nom est un hommage à John Lee Hooker et son ‘Groundhog Blues’. Lorsque Hooker viendra en Grande-Bretagne, ce sont les Groundhogs qui l’accompagneront, en 1965 et 1968. Entre-temps, MacPhee est devenu le pourvoyeur de talents du label Liberty, qui a signé aux USA les Canned Heat.
Les Groundhogs sont alors un quintet, avec un pianiste et un chanteur. MacPhee veut emmener son groupe vers une voix plus progressive, moins strictement rhythm’n’blues. Le groupe perd son chanteur et son organiste dans la foulée. En 1968, les Groundhogs deviennent pourtant un quatuor avec l’embauche de Steve Rye en tant qu’harmoniciste et chanteur. Mais la base du groupe reste le trio composé de Tony McPhee à la guitare et au chant, de Peter Cruickshank à la basse, et Ken Pustelnick à la batterie. Un premier album typiquement blues sort en 1968 : « Scratching The Surface ». Le disque semble déjà quelque peu dépassé par les nouvelles sonorités de l’époque. Jimi Hendrix et Cream sont passés par là, Le Jeff Beck Group fait vibrer les parquets américains, Les Rolling Stones ont publié ‘Sympathy For The Devil’ et ‘Jumpin’ Jack Flash’, et les Yardbirds ne vont pas tarder à muter en Led Zeppelin. Aussi, ce premier disque, aux sonorités très blues hookerien, n’a rien de très original ni nouveau. Pourtant, il surprend par sa dureté, une violence à peine cachée, comme une version presque punk du blues noir américain. La guitare de McPhee et la basse de Cruickshank claquent comme des fouets, la batterie de Pustelnick est nerveuse et speedée. Les Groundhogs n’en ont déjà plus pour longtemps à se cantonner au pur blues.
Dès l’album bien nommé « Blues Obituary » en 1969, les Groundhogs enterrent ce qui reste du blues boom anglais, mais de la manière la plus élégante qui soit. Le jeu de McPhee reste marqué par la sonorité des guitares de John Lee Hooker et de Hubert Sumlin, accompagnateur de Howlin’ Wolf. Malgré ses vingt-trois ans, McPhee a déjà une voix d’homme mûr, grave et profonde. Son jeu rustique explore de nouvelles formes de solo de guitare, sortes de dérapages du thème initial s’envolant vers d’étranges horizons.
Tournant sans relâche, les Groundhogs perfectionnent leur musique. Lorsqu’ils publient l’album « Thank Christ For The Bomb », c’est la surprise : l’album monte à la 9ème place des meilleures ventes de disques en Grande-Bretagne. Il n’a pourtant rien d’un produit commercial : emballé dans une pochette montrant les trois musiciens en soldats blessés de la Première Guerre Mondiale, les textes sont particulièrement politisés à gauche, et la musique, un blues-rock particulièrement revêche, n’arrange rien. Mais leur musique originale, couplée à des prestations scéniques explosives, font des Groundhogs une formation anglaise à succès.
Loin de vouloir capitaliser sur ces ventes prometteuses, les Groundhogs poursuivent leurs expérimentations avec l’album suivant : « Split ». S’ouvrant sur une pièce en quatre parties quasi jazz-rock free dans son approche, c’est leur plus grand succès, accrochant la 5ème place des ventes. Ils sont également choisis par les Rolling Stones pour ouvrir sur leur tournée anglaise de 1971. En 1972, « Who Will Save The World ? » se classe 8ème en Grande-Bretagne et entre dans le Top 200 américain, sans avoir rien lâché de leur idiome musical.
Ils assurent une première tournée américaine compliquée, entre succès scénique, problèmes d’organisation et tensions au sein du trio. Pustelnick et McPhee s’affrontent sur différents points, dont la direction musicale à prendre, et la participation du batteur et du bassiste dans les droits d’auteur. La tournée est écourtée lorsque McPhee se brise le poignet en tombant de cheval.
Clive Brooks prend la batterie en 1972, et McPhee laisse court à l’utilisation, mesurée, de claviers, dont les premiers synthétiseurs et le mellotron. Il y voit une nouvelle opportunité d’enrichir les atmosphères de ses chansons sombres et désabusées. L’album « Hogwash », sur lequel McPhee aborde le thème de l’écologie, ne fonctionne pas aussi bien que ses prédécesseurs, et le destin se retourne sur le groupe.
Lorsque « Solid » paraît en 1974, Les Groundhogs vivent un pinacle de campagne de dénigrement par la presse musicale, qui les a jusque-là soutenue. Face aux nouvelles idoles glam que sont David Bowie, Marc Bolan et Roxy Music, les Groundhogs sont de vieux croûtons sans intérêt, la presse anglaise aimant bien se « faire » régulièrement un groupe sur lequel elle s’acharne jusqu’à la mort. Deux autres habitués depuis 1970 ne sont rien de moins que Uriah Heep et Black Sabbath. McPhee a fait quelques concessions à la mode, comme ses chemises en satin à vastes emmanchures, mais la pochette du disque est implacable et fort peu glam : trois hommes dans une pièce nue assis sur de médiocres chaises.
Le disque atteint toutefois une belle 31ème place des ventes, mais McPhee sent que la campagne de dénigrement ne prendra fin qu’avec l’arrêt du groupe. Ereinté par dix ans de tournée sans pause, le guitariste souhaite poursuivre une carrière solo qu’il a entamé avec un premier disque solo : « The Two Sides Of Tony (TS) McPhee » en 1973, étrange mélange de musique électronique et de blues électrique.
En 1975, les Groundhogs ne sont officiellement plus. Mais le seul nom de Tony McPhee ne draine pas autant de public que les Groundhogs. D’autre part, il a composé de nouvelles chansons qui lui paraissent collés parfaitement avec le répertoire de son ancien groupe. S’attirant les foudres de son fidèle bassiste Peter Cruickshank, McPhee forme des Groundhogs complètement nouveaux avec le bassiste Martin Kent, le batteur Mike Stubbs, et le guitariste Dave Wellbelove.
Le groupe travaille tranquillement à St Francis, la maison-studio de Tony McPhee à Haverill, dans le Suffolk. Entre promenades à la campagne et répétitions, les quatre musiciens font connaissance et affûtent un nouveau répertoire. La première étape est le sublime album « Crosscut Saw », publié en février 1976. La suite est une tournée des salles moyennes et des universités de deux mois. Le set du King’s Hall de Derby du 13 mars est capté, et publié quarante ans plus tard.
Alors que le punk est sur le point de sortir du bois, les Groundhogs enregistrent une musique sombre et désenchantée, gorgée d’une colère noire. Les musiciens, excellents, développent encore largement les improvisations, mais il ne s’agit nullement de développements égocentriques permettant de mettre en avant les prouesses techniques de chaque ego. Ce sont des prolongements sonores aux thèmes et aux textes, de plus en plus noirs et dépressifs. L’ajout d’un second guitariste, également soliste, apporte de la matière à ces improvisations magiques, McPhee se partageant entre sa guitare, le chant et des claviers électroniques.
Les Groundhogs 1976 piochent peu dans l’ancien répertoire, hormis deux titres de l’époque glorieuse de 1970-1971, mais sous des formes totalement restructurées. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de la musique des Groundhogs. Ce live de 1976 est le pinacle d’une démarche artistique consistant à déconstruire le blues pour en faire une nouvelle musique noire et urbaine, d’une violence sonore et verbale inouïe, sèche et sans concession. Ses lignes de guitare torturées vont alimenter toute une génération punk et post-punk : Damned, Cure, Wire, Smiths…
L’écoute de ce disque en est la preuve ultime. Tony McPhee tire des larmes de ses mélodies désenchantées et de ses chorus épiques. Jeune homme à la voix de vieil homme, il compte la vie des petites gens, la solitude, la tristesse des villes industrielles, la misère sexuelle et sentimentale au milieu de cette apocalypse humaine. Ses textes sont en fait inspirés de sa propre vie, et de la vision, pessimiste, qu’il en a. Tony McPhee ne se vit pas en star du rock. Il est même d’une déconcertante humilité, incapable de parler de sa propre musique, jaillissant de lui-même sans qu’il soit capable d’en expliquer la raison. Son humour sarcastique et noir traduit sa vision du monde et de l’humanité, que d’autres musiciens, pionniers du doom-metal, partageront : Bobby Liebling de Pentagram, Wino Weinrich de The Obsessed, Dave Chandler de Saint-Vitus.
Si ‘Boogie Withus’ semble marquer une volonté de coller à la remorque du hard-rock blues de la première moitié des années 1970, son riff tordu et malsain traduit déjà une âme musicale très particulière. Le sublime ‘Promiscuity’, second titre de l’album « Crosscut Saw », emmène l’auditeur dans une sinistre promenade dans les faubourgs de Newcastle, au milieu des usines et des rues humides recouvertes de suie industrielle. La promiscuité, c’est celle des petits appartements d’ouvriers, et plus encore quand il est partagé avec une femme sur le point de rompre. Les solos de guitare traduisent parfaitement la douleur de l’homme qui sort s’aérer sur les quais sales pour évacuer sa colère et son incompréhension. Dave Wellbelove est un guitariste au jeu plus fin et fluide, mais à l’accroche vénéneuse, qui complète parfaitement le jeu barbelé et distordu de pédales de phaser et de wah-wah de McPhee.
‘Corn Cob’ est une sorte de boogie à l’apparence plutôt enjouée, presque country. Dès la première ligne de chant, il est clair qu’il s’agit d’un faux-semblant. C’est une sorte de ballade douce-amère, qui traduit bien des tourments. Premier morceau échappé de « Solid » de 1974, premier disque d’une trilogie de la dépression avec « Crosscut Saw » et « Black Diamond », il est un tour de force d’atmosphères désenchantées.
‘Eleventh Hour’ ne fait par contre pas dans la nuance. C’est une véritable plongée dans l’obscurité : l’angoisse, la solitude, l’incapacité à dormir, les heures de la nuit qui s’égrainent avant le réveil et le retour implacable au travail, l’âme-soeur partie pour toujours, et ce sentiment tenace de n’avoir pas su l’aimer. Le vide. Tony McPhee ne fait qu’appuyer sur la plaie en déroulant son magnifique chorus de guitare. Il es presque impossible de contenir des larmes : nous avons tous en nous de quoi vibrer à l’unisson de cette douleur en musique. Les guitares, le tempo, tout est presque doom, la sonorité Black Sabbath du riff en moins.
‘Crosscut Saw’ évoque sur le ton badin d’une balade à la lumière pâle. Les propos de McPhee ne sont jamais totalement clairs, et laissent l’auditeur y poser ses propres histoires, se retrouvant dans des évocations visuelles d’une justesse miraculeuse.
‘Fulfilment’ vient encore tarauder ce sentiment triste. Tony McPhee, roi des jeux de mots sinistres, croise le terme ‘fulfilment’, signifiant l’accomplissement dans le langage libéral, et les fulfilment centers, les centres de distribution d’aide humanitaire. McPhee y compte la volonté d’indépendance d’un homme dans la difficulté, toujours dépendant d’aides diverses, psychologiques comme alimentaires, et ne voulant vivre que par lui-même. McPhee et Bellbelove donnent des ailes à cette vision de liberté. McPhee fait résonner ses claviers synthétiques, agressifs et épiques. Bellbelove développe l’envolée lyrique, avant de soutenir les tourneries électroniques de McPhee, menaçantes et désespérées.
‘Light My Light’, issu de l’album « Solid », est totalement transfigurée. Poussée dans ces derniers retranchements, la chanson, déjà sombre, devient une cavalcade noire faite de désespoir, d’alcool, de rues sombres et de solitude. Jamais on avait aussi bien retranscrit ce sentiment d’amertume et d’abandon avec autre chose que des comparaisons avec l’enfer et le diable. Les mots de McPhee sont d’une justesse inouïe, et son interprétation ne fait qu’alimenter cette finesse de propos. McPhee et Bellbelove se partagent à nouveau les chorus avec majesté, jusqu’à l’ivresse totale. Les notes de guitares tournent dans l’air, entre le jeu rustre et violent de McPhee, et la finesse coulée de Bellbelove.
Alors qu’une partie du public était venu voir les Groundhogs de 1971, Tony McPhee leur donne deux morceaux lacérés jusqu’à la gorge. ‘Split Part 2’ et sa structure free permet déjà de coller avec le nouveau répertoire violent et noir. McPhee en rajoute, et le public exulte. Après l’avoir assommé de nouveaux morceaux dans des interprétations splendides, le guitariste finit de se les mettre dans la poche avec deux vieux classiques. ‘Split Part 2’ se transforme en jam hendrixienne pulvérisée à la sauce Black Sabbath. McPhee fait virevolter sa guitare blues sur des montagnes de riffs noirs.
‘Cherry Red’, une des bombes scéniques du groupe, est totalement déconstruite, grâce au batteur Mike Stubbs et son jeu en décalage. L’écoute du morceau en dit long sur ces hommes. Stubbs retient le rythme, et l’on sent McPhee enrager de ne pas pouvoir aller plus vite. Stubbs mais en place un rythme grondant et rampant, sur lequel les guitares gargouillent, prêtes à l’explosion de chaque instant. McPhee décortique le morceau, et en fait la base de l’envol de son nouveau quatuor. Plus de quatorze minutes durant, McPhee, Kent, Bellbelove, et Stubbs labourent le thème de ‘Cherry Red’ sans relâche.
Une heure et dix minutes plus tard, le public est rincé. Les Groundhogs sont allés au-delà du blues-rock et de son énergie. Ils en ont extirpé tous les sentiments sombres, et en ont fait de la musique. Ce live en est la quintessence absolue, cinq mois avant le punk, et la mort de ces groupes magnifiques de blues-rock heavy : Groundhogs, Chicken Shack, Stray, Savoy Brown…
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