L’eau claire serpente entre les pierres de calcaire patiné. Sa fraîcheur et sa pureté la rend transparente. On aperçoit le fond de la rivière entre les gros blocs rocheux, un tapis de galets arrondis et de sable clair, dépourvu de toute algue. De petites truites juvéniles chassent dans les petits bassins naturels entre deux chutes, puis remontent à contre-courant, à la recherche de micro-organismes pour s’alimenter. Puis, le joli torrent semble s’enfoncer dans l’obscurité. Les berges escarpées recouvertes d’arbres aux feuillages de printemps laissent la place à un couloir entre deux falaises abruptes. Puis c’est le grand saut dans la grotte. La chute d’eau résonne dans la cathédrale de pierre. On ne sait pas trop comment fonctionne l’Achéron, rivière grecque dont le lit tapis d’anfractuosités avale ou rejette de l’eau venue des entrailles de la terre. Ce drôle de fonctionnement alimentera la mythologie grecque antique, qui en fera un affluent de la mystérieuse rivière souterraine du Styx, sur laquelle sont transportés les défunts vers l’Au-Delà.
Le trio de Rochester, dans l’État de New York, n’est pas allé si loin. Pas possible, vue la situation sanitaire. Il n’a guère pu s’échapper, comme tant d’êtres humains sur cette terre au bord de l’Apocalypse permanente. Sorti le 4 juin 2021, « The Burden Of Restlessness », gorgé de colère sourde, était l’expiation d’une année à être enfermé, l’avenir limité à quelques semaines. Tout le monde attendait le retour des concerts, et de la fameuse « vie d’après ». Elle n’aura pas lieu. Les Etats-Unis ont fermé leurs frontières, et les concerts ne reprennent qu’au compte-goutte, devant un public clairsemé et peu serein.
"Acheron", l'album de l'introspection
Alors, le guitariste-chanteur Sean McVay, le bassiste Dan Reynolds, et le batteur Scott Donaldson ont décidé de se replier sur eux-mêmes, jusqu’à enregistrer un nouvel album original dans une grotte. Oui, dans une grotte, à la réverbération naturelle. Les chauve-souris vivant là n’ont sans doute pas dû apprécier, mais le résultat est « Acheron », un monument de stoner-rock psychédélique. Les angles saillants de « The Burden Of Restlessness » ont laissé la place à quatre longues plages d’une dizaine de minutes chacune. Le groupe y explore la mélancolie du moment, imprégnant chaque seconde de ce disque.
Dire qu’on ne les attendait pas là est une chose, mais réussir à sortir deux excellents disques différents dans leurs approches dans la même année est un tour de force que l’on n’avait pas vu depuis les glorieuses années 1970, à l’époque où les héros se nommant UFO, Rory Gallagher, Thin Lizzy ou Black Sabbath pouvaient enchaîner deux disques parfaits en moins de dix mois, tournées mondiales incluses.
Que faut-il en retenir ?
Le voyage commence par de l’eau qui coule délicatement sur la pierre tuffeuse. S’en suit des accords psychédéliques, dégringolant comme les gouttes d’eau chargées de calcite des stalactites. Le chant de Sean McVay a toujours été doux, chaud et naturel, sans excès de force. La musique de ‘Acheron’ se prête merveilleusement à son timbre. L’atmosphère baigne dans un halo de synthétiseurs vintage discret, fond sonore inspiré d’Hawkwind. Puis McVay fait rugir la guitare, comme un orage instantané avant le retour du calme. Reynolds et Donaldson impriment une rythmique solide, et sans démonstration. Elle est presque métronomique, rappelant celles de Can ou Neu !. King Buffalo se lance dans une progression vers un climax tout en tension. Le synthétiseur se présente ensuite en embuscade, créant un climat vaporeux soutenu par un riff teigneux, et une rythmique martelée.
La mythologie grecque antique continue de hanter King Buffalo. La rivière souterraine du Styx lie ‘Acheron’ et ‘Zephyr’. Zéphyr est la personnification du vent de l’Ouest. Il est réputé vivre dans une caverne en Thrace, dans les actuels Balkans. Il est le roi des « lieux où se lève l’étoile du soir, où le soleil éteint ses derniers feux. » (Ovide).
Il y a effectivement plus de lumière sur ‘Zephyr’ que sur ‘Acheron’, mais la rage ne semble jamais très loin. Le vent d’Ouest est celui de la tempête provenant de l’Atlantique, s’engouffrant dans l’enclave méditerranéenne. La succession de climats est merveilleusement maîtrisée. Les chorus bluesy de McVay sont des merveilles. Une fois encore, la rythmique se montre implacable, métronomique. McVay s’envole en solo hendrixien de toute beauté, gorgé de wah-wah et de notes déchirantes. Le vent semble ouvrir l’horizon. Les yeux se lèvent vers la lumière et l’espoir. Mais il n’est que temporaire et s’éteint doucement dans l’écho électrique.
Il n’est pas utile de deviser sur le titre du morceau suivant : ‘Shadows’. On peut y mettre le sens que l’on veut. Mais à la lumière de la première moitié de cet album, il est évident que nous sommes les ombres en question. Le stoner psychédélique de King Buffalo résonne, fantomatique et obsédant. King Buffalo a réduit la ligne rythmique et mélodique au strict nécessaire. Le trio fait ensuite éclater régulièrement, et avec un brio époustouflant d’étranges orages électriques faits de riffs, de chorus sales, et de lignes acides de synthétiseurs. Nous ne sommes devenus que les ombres de nous-mêmes. La crise sanitaire n’est pas la porte d’entrée vers un monde meilleur, mais un pas de géant vers l’autoritarisme économique et social. Alors que défile le morceau, je vois projeter dans mon cerveau la vidéo de ‘Another Brick In The Wall’ de Pink Floyd en 1979, avec le défilé martial des marteaux. Ce qui semblait fou et impensable moralement est là. Nous n’y sommes même pas aux portes, nous sommes dedans. Les percolations sonores de ‘Shadows’ sont autant de questions sans réponses, obsédantes à en troubler le sommeil du travailleur malicieusement asservi. Dès lors, comment cette rage contenue peut-elle rester sans lendemain ?
‘Cerberus’ va puiser dans le mythe du Cerbère, le chien des Enfers. Sommes-nous aux portes de l’Enfer ? Il est probable que nous en ayons franchi le … Styx. Sean McVay se perd en circonvolutions Blues à la Paul Kossoff de Free. Les riffs raisonnent aussi, teigneux. Mais les King Buffalo sont des esthètes. Il n’est pas question de séparer sensibilité mélodique et rudesse heavy-stoner. Le final de ‘Cerberus’ ne laisse aucun doute. King Buffalo a créé une musique originale.
Alors que le disque se termine, l’horizon se déchire doucement. Le monde ne sera plus comment, assurément. Quelque chose s’est brisé dans le coeur des hommes. Des certitudes, surtout, qui ont remis le danger au coeur de nos vies. Alors que nous nous croyions à l’abri de tout dans une société ultra-sécurisée, craignant tout, bridant la moindre audace, nous nous sommes à nouveau retrouvé face à notre propre mortalité. Derrière l’illusion de la toute puissance de l’argent et de la technologie se cache la précarité de nos existences d’humains. « Acheron » est allé puisé là, de l’autre côté du miroir.
1 Commentaires
Je ne suis pas trop fan de ces titres à rallonge, mais ce disque est très agréable à écouter. Plutôt zen dans l'ensemble, avec quelques coups d'accélérateur jouissif !
RépondreSupprimerMerci pour cette découverte