Quand on pense psychédélie, on pense à la scène hippie de San Francisco, et les groupes associés, avec en tête Grateful Dead. On imagine alors de longues jams indolentes, sur un tempo proche de la country. Pour les plus avertis, on voit aussi Hawkwind et son heavy-rock psychédélique ravageur avec Lemmy Kilmister à la basse. Mais globalement, le rock anglais ne vient pas en premier à l’esprit. La psychédélie, c’est un truc de hippie américain, conforté dans cette idée par des musiciens comme Neil Young et les origines californiennes du mouvement. La Grande-Bretagne est davantage associée aux pionniers du son lourd : Led Zeppelin, Jeff Beck Group, Deep Purple, Black Sabbath, Budgie, ainsi qu’au rock progressif : Yes, Jethro Tull, King Crimson… La Grande-Bretagne accoucha cependant de l’un des plus grands groupes de rock psychédélique de l’histoire, et son nom est Man.
Son histoire est assez déroutante et peu connue. Formé en 1968 par les guitaristes Micky Jones et Deke Leonard, le d’abord quatuor est originaire du Pays de Galles, dont il restera très fier. Ainsi, le logo du groupe se présentera sous la forme d’un ouvrier en bleu de chauffe portant fièrement un drapeau gallois. Curieux blason pour un groupe acide, dont les origines musicales ne sont pas faciles à cerner. L’une de ses principales influences sera le groupe américain Quicksilver Messenger Service dont ils reprennent la structure à deux guitares, et Micky Jones le jeu de vibrato de John Cipollina.
Man débute modestement avec l’album « Revelation » en 1969, sorte de Pink Floyd en plus bluesy. C’en en live que Man prend son envol, et la formation se taille sa réputation grâce à ses concerts, les albums se vendant fort modestement. Cependant, leur esprit d’indépendance et leur propension à improviser longuement les écartent rapidement des premières parties bâclées avant des stars du rock. Man intègre le circuit des groupes dissidents du rock anglais, jouant partout, et pour parfois pas grand-chose. Le groupe intègre ainsi le club des libertaires anarchistes acides réunissant Hawkwind, Pink Fairies, Brinsley Schwarz, Pretty Things… Si Man est moins heavy, leur capacité à emmener le public sur une autre planète est tout simplement époustouflante. Leur discographie va être jalonnée de multiples lives officiels, véritable double du groupe de studio.
Man reste par ailleurs attaché à sa terre. Ainsi, tous ses albums seront captés au Pays de Galles, la plupart aux désormais mythiques Rockfield Studios. Vic Maile sera leur producteur attitré sur plusieurs albums, avant de devenir celui de Motorhead au début des années 1980. L’histoire du groupe ne sera pas non plus un long fleuve tranquille, car leur carrière est celle de stakhanovistes de la scène, ingrate et épuisante, les musiciens puisant dans leurs ressources intérieures pour constamment être passionnant chaque soir.
1972 est une année charnière pour Man, qui atteint un paroxysme en terme de qualité d’improvisation. Le groupe a sorti quatre albums en à peine trois ans, mais ses concerts restent son atout majeur, surtout pour se faire connaître de son public. C’est que Man, comme Hawkwind ou les Pink Fairies, ne doivent leur réputation qu’à leurs prestations échevelées sur scène. Hawkwind brisera quelque peu ce cadre en signant un petit tube radiophonique avec la chanson « Silver Machine » chantée par le bassiste Lemmy Kilmister. Man n’a malheureusement pas cette chance, malgré des titres sur albums plus courts et volontiers mélodiques. Seulement voilà, la scène britannique est archi-dominée par le hard-rock de Led Zeppelin, Deep Purple et Black Sabbath, et le rock progressif ambitieux de Jethro Tull, Yes, Pink Floyd, Genesis et Emerson, Lake And Palmer.
Man, Pink Fairies, Groundhogs, Brinsley Schwarz, Duck Deluxe, Dave Edmunds, Stray… constitue une scène naissante dite pub-rock, entre psychédélisme, rock’n’roll, et proto-hard-rock qui alimente en concerts les petites salles anglaises et les pubs. Certains iront tâter de la scène américaine comme Man, Hawkwind ou les Groundhogs, mais ces expériences sont souvent peu concluantes, le public américain ne comprenant pas grand-chose à ce langage rock beaucoup trop blues et anglais pour eux. La plupart de ces groupes sont également sur le label United Artists, dont les capacités à distribuer leurs albums aux Etats-Unis sont extrêmement limitées.
Man publie un premier album live en septembre 1972, curieusement simple et en édition limitée, nommé « Live At The Padget Rooms Penarth », qui contient trois titres de huit à dix-neuf minutes. Il est édité à huit mille exemplaires à prix réduit et se vend en une semaine. L’idée initiale provient de l’édition d’un album live précédent : « Greasy Truckers Party ». il s’agit d’un concert de charité donné à la Roundhouse de Londres par Man, Brinsley Schwarz et Hawkwind le 13 février 1972. Un double album est édité par Untied Artists à vingt mille exemplaires avec des extraits live des trois groupes, et vendu une livre cinquante. Il sera très rapidement écoulé et va devenir un collector.
Une nouvelle édition en cd apparaîtra en 1997, d’abord avec les deux titres de Man issu du double album initial, puis avec trois autres titres. Man y est à son sommet, tant au niveau de l’inspiration du moment que du mordant sur scène. Les guitaristes Deke Leonard et Micky Jones forment un duo absolument incroyable de complémentarité. Cet enregistrement propose également trois grands classiques de scène : ‘Spunk Rock’, ‘Bananas’, et ‘Romain’. Le premier est une odyssée abrasive de vingt-deux minutes se déformant sous les coups de boutoir des guitares. Martin Ace et Terry Williams forment un duo rythmique impressionnant, toujours en embuscade, emmenant littéralement dans les cieux les guitares, rebondissant à chacune de leurs sollicitations. L’écoute de ce morceau montre également clairement la grande différence qui réside entre les jam-bands américains comme Grateful Dead, Allman Brothers Band ou Quicksilver Messenger Service. Il règne dans la musique, malgré son côté mélodieux et psychédélique, une frénésie et une électricité typiquement anglaise, héritée du blues-rock britannique de la fin des années 1960 : Chicken Shack, Savoy Brown, Fleetwood Mac, Rolling Stones, Cream … ‘Spunk Rock’ n’est que cela : une copulation entre Cream, Savoy Brown, le folk britannique de Fairport Convention et Traffic, et la psychédélie américaine. Ce morceau est à la réécoute une véritable source d’inspiration pour le stoner-rock européen, Man ayant également beaucoup joué en Allemagne et en Europe du Nord.
‘Many Are Called, But Few Get Up’ débute de manière très mélodieuse, avec un incroyable croisement d’arpèges entre Leonard et Jones, avant que le morceau n’éclate en une sorte de boogie halluciné. Le tempo est appuyé, mais survolent par-dessus les harmonies vocales de Jones et Leonard, rappelant Crosby, Stills, Nash And Young. Puis le titre part en jam frénétique où les guitares s’entrelacent à nouveau et se répondent. ‘Angel Easy’ est une pastille plus courte, moins de six minutes, avec un petit côté folk-country-rock.
‘Bananas’ est un futur classique de scène qui apparaîtra sur disque pour la première fois en octobre 1972 sur l’album « Be Good To Yourself At Least Once A Day ». La partie chantée n’est pas encore aboutie, mais la partie instrumentale est déjà merveilleuse, avec un usage subtile des bottlenecks. La rythmique est enlevée, ce qui est globalement le cas chez Man, qui fait peu dans le morceau blues recuit. Même lorsqu’il se veut plus ralenti, il y a tout de même toujours quelque chose de heavy ou de trépidant, une tension qui plane constamment et qui maintient le spectateur comme les musiciens en alerte permanente.
‘Romain’ est un superbe boogie-blues. Mais comme toujours avec Man, il n’est pas qu’un simple boogie. Il a une autre dimension : celle de l’envol psychique. La musique de Man, c’est le décollage permanent dans ses pensées. C’est une bande-son idéale pour la route. Là encore, les guitares de Jones et Leonard sont en fusion permanente, comme leurs voix, se chicanant à coups de wah-wah. Il est certain que sorti en 1972, à la grande époque des doubles lives épiques, le concert de la Greasy Truckers Party aurait constitué un sommet dans leur discographie, et aurait évité les étincelles suivantes.
Car Man ne survivra pas à l’année 1972 dans sa formation en quatuor. « Be Good To Yourself At Least Once A Day » est enregistré avec Clive John à la seconde guitare, Leonard ne souhaitant pas jouer à nouveau avec un claviériste à leurs côtés. Man est cependant une fratrie, et les musiciens vont et viennent sans réellement se chamailler. Un nouvel album est attendu pour l’année suivante, mais les musiciens sont rincés. Le bassiste Martin Ace fonde ses Flying Aces, et Deke Leonard monte Iceberg. Cependant, Man, les Flying Aces et Deke Leonard se retrouvent ensemble lors du concert de Noël en compagnie des Flying Jets et de Ducks Deluxe au Patti Pavillion de Swansea le 19 décembre 1972, et tout le monde joue ensemble. Cependant, Micky Jones devra recomposer un nouveau Man pour la tournée de 1973 qui servira de support à la moitié live de l’album « Back Into The Future », qui sera le premier disque de Man à se classer dans les charts britanniques : n°23. Deke Leonard revient en 1974, et le groupe connaît une période enthousiasmante, ses albums se classant désormais dans les meilleures ventes d’albums en Grande-Bretagne, et les tournée américaines se succèdant avec Hawkwind, REO Speedwagon et même Blue Oyster Cult. La tournée se termine au Winterland de San Francisco malgré plusieurs dates annulées à cause d’une pneumonie contractée par Micky Jones. Lors de ces shows, le guitariste mythique de Quicksilver Messenger Service, John Cipollina, se joindra à eux, puis les suivra en Grande-Bretagne lors d’une tournée où il sera l’invité de luxe, avec un superbe live en prime : « Maximum Darkness » en septembre 1975.
Comme de nombreux combattants de la scène pub-rock/blues-rock du début des années 1970, Man jette l’éponge en 1977, la scène rock britannique étant bouchée par le punk-rock. Les Groundhogs, Stray, ou les Pink Fairies feront de même. Mais le temps passant, il reste toute une série de formidables albums. Et leur conviction à jouer live a permis de laisser derrière eux d’innombrables enregistrements en concert ou en sessions à la BBC. Le coffre à jouets s’ouvre ainsi régulièrement, laissant filtrer de superbes archives.
0 Commentaires