Rien, absolument rien ne fera rompre ce groupe. Il semble résister à tout, les coups du destin comme cette malédiction liée aux groupes de stoner, dont la perspective ne semble limitée qu’à quelques festivals spécialisées et à des salles de petites contenances remplies de convertis. Depuis ses balbutiements en 2007 autour de Boston, Elder se forge une discographie à chaque fois plus ambitieuse. Sa sonorité s’est imposée dès son second disque, le prodigieux « Dead Roots Stirring » en 2011. Elder dessine un stoner-metal puissamment mélancolique et progressif, plein de rebondissements mélodiques à base de riffs. La suite ne sera qu’une montée en puissance de sa créativité, avec des albums à chaque fois meilleurs : « Lore » en 2015, « Reflections Of A Floating World » en 2017. « Omens » marque le pas en 2020 avec un son moins agressif, et de plus en plus d’arrangements. Le groupe a bougé. Autour des inamovibles Nick DiSalvo à la guitare et au chant et de Jack Donovan à la basse, viennent se joindre Mike Risberg à la guitare rythmique et aux claviers, et Georg Edert à la batterie en remplacement de l’historique et doomer Matthew Couto, un personnage par ailleurs sympathique et délicieux backstage.
Puis Elder a fait comme tout le monde, et a encaissé la crise du COVID. Deux longues années à vivre en autarcie, comme une tannée. Ce qui permettait de faire vivre Elder comme ses alter-egos sonores n’était plus possible : la scène. Elder ne joua pas la carte du live à la maison. Rien à foutre de se dandiner devant des GoPros. Cependant, une session live sous le nom de « In Precession/Halcyon » avec deux titres live de « Omens » sera publiée en juin 2021, le tout mixé à Berlin par Richard Berhens, ex-bassiste de Samsara Blues Experiement. Mais le groupe mit largement à l’arrêt son activité, avant de repartir de plus belle dès le moment venu.
C’est bien simple, Elder va se précipiter dans chaque interstice de liberté offerte. Et va commencer une incroyable tournée mondiale, principalement européenne et nord-américaine, que ce soit en tête d’affiche ou avec les doomers de Pallbearer, allant jusqu’à jouer à Chalon-Sur-Saône. Elder a littéralement adopté la stratégie des groupes des années 1970, jouant partout, affinant leur set, comme Kiss, comme Humble Pie, comme Cactus, comme Rush… les quelques vidéos saisies sur scène montrent un quatuor impressionnant de maîtrise, affamé de musique en direct. C’est que leur maîtrise est impressionnante, depuis bien longtemps. Le nouveau quartette a atteint un niveau d’excellence rare de nos jours, faisant même d’un Greta Van Fleet un petit pied face à une telle tornade sonore.
Gonflé à bloc, Elder a entrepris d’enregistrer un nouvel album, cette fois en Allemagne. L’idée est bonne si l’on pense aux productions des studios Hansa à Berlin ou Musicland à Munich : Iggy Pop, David Bowie, Led Zeppelin…, mais aussi aux groupes acides allemands : Can, Amon Duul II… le choix s’est porté ici sur les Clouds Hill Studio de Berlin, et la productrice Linda Dag. D’ailleurs, Elder est désormais basé à Berlin.
Innate Passage, une évolution autant qu'un retour à une identité
L’album est publié sous le nom de « Innate Passage », toujours sous une pochette énigmatique par ailleurs très réussie. Après le labourage scénique en règle, Elder semble maintenant compter sur le bouche-à-oreille local pour faire de ce nouvel album un succès, autant en Saône-Et-Loire qu’en Finlande. L’idée est audacieuse, se basant sur les principes de réussite des années 1970, à l’époque où les groupes ne devaient à rien d’autres qu’à leur pugnacité à jouer sans cesse et à enregistrer des albums tous les six mois. Il n’est pas interdit de dire que ce coup-là, Elder a frappé un grand coup.
Retrouver une identité est difficile si on l’a perdu. Elder ne l’a jamais été, perdu. Son âme a toujours été présente. Cette longue attente que fut la crise du COVID, ses privations de liberté, suivie de l’envie dévorante de prendre la route et de se retrouver à nouveau maître de ses mouvements et de son destin, auront permis à Elder de se recharger et de ciseler un nouvel album qu’il convient de définir comme grandiose.
Là où « Omens » avait été quelque peu décrié pour son côté moins stoner-metal, moins heavy, « Innate Passage » retrouve la puissance de « Lore » et « Reflections Of A Floating World ». Il n’en est cependant pas une resucée pour plaire aux fans. Elder avance, toujours. Cependant, il a retrouvé sa pleine puissance, et un vent doux et chaud de créativité limbe ce nouvel album. Les progrès techniques sont évidents de toutes parts. Jack Donovan est désormais le tonitruant alliage entre Geezer Butler et Geddy Lee, à la fois, lourd, précis et inspiré. L’espace plus restreint que lui impose le format quatuor à deux instruments lead l’a obligé à se faire moins démonstratif, se concentrant sur le ciment sonore entre la batterie, les guitares et les claviers. Georg Edert est un batteur plus fin que Matthew Couto. Sa technique est assurément plus rock, et ses roulements de caisses précis attestent de son style plus riche. Toutefois, sa frappe est solide, et en fait une sorte de John Bonham stoner-metal. Michael Risberg est désormais le couteau suisse de Elder, jouant la guitare rythmique, et de nombreux claviers, qu’il partage en studio avec Nicholas DiSalvo. Ces derniers ont désormais totalement leur place dans les compositions, et ne sont plus de simples couleurs apportées à un son uniquement concentré sur les guitares. Si celles-ci restent la fondation de Elder, les claviers sont autant des toiles de fond que des instruments solistes. Nicholas DiSalvo est toujours le leader créatif de Elder, ainsi que son guitariste soliste et son chanteur. De plus en plus raffiné dans les constructions des chansons, il est aussi devenu un très bon vocaliste, lui dont la voix était parfois en difficulté sur scène les premières années, manquant de coffre sur la longueur. Ses progrès dans le domaine sont impressionnants, et si sa voix pouvait parfois être le point un peu faible de Elder, ce n’est désormais plus le cas. Expressive, avec un léger grain, elle manie l’émotion avec autant de brio que les instruments.
Que faut-il en retenir
« Innate Passage » déroule cinq thèmes autour d’une dizaine de minutes, à tiroirs, mais dont la fluidité d’une atmosphère à l’autre se fait avec un naturel étourdissant, caractéristique qui avait notamment fait de « Lore » un de leurs chefs d’oeuvre. Les claviers permettent des transitions plus riches, et des séquences sonores toujours plus vibrantes d’émotions.
‘Catastasis’ ouvre l’album. Débutant avec quelques accords clairs de guitare presque lacrymaux, ces derniers sont suivis par un épais tapis de guitares et de basse ravageuses et doom. Puis, vient la patte Elder : faire survoler les notes lumineuses et mélancoliques au-dessus d’une rafale de riffs lourds. Mais à cela s’ajoute un tourbillon de synthétiseur Moog vintage. Dès ce premier morceau, on se retrouve étrangement à la maison. Pas que Elder ait trahi avec « Omens ». Mais ils nous ont terriblement manqué. Et puis, avec ce retour à leur essence pure, il semble que ces héros soniques qui portèrent en musique nos rêves et nos cauchemars les plus intimes, qui avaient su les décrire avec la plus belle des justesses, étaient enfin de retour pour nous emmener avec eux. Et c’est exactement ce que fait ‘Catastasis’. Ce dernier est aussi l’un des plus ambitieux morceaux en termes d’harmonies vocales, car oui, Elder va jusque-là dans son exploration sonore.
‘Endless Return’, soit le ‘retour sans fin’, est un juste clin d’oeil aux incessantes injonctions contraires de la crise du COVID, et à tous les faux espoirs successifs de fin de crise et de libération individuelle et collective. Ce qui devait durer trois mois s’éternisa deux longues années, et les conséquences ne sont pas encore toutes évaluées. Elder y trouva bien sûr matière à inspiration pour ses morceaux au long cours, et sur lesquels il trifouille avec justesse les turbulences de nos existences humaines. Les riffs cognent, les arpèges font saigner l’âme. La voix de DiSalvo fait souffler le chaud et le froid dans les coeurs, poussée par le mellotron. Elder y déroule un heavy-stoner-rock progressif riche, fluide, galopant avec subtilité comme le vol d’un grand rapace au-dessus de gorges rocheuses sauvages. On a l’impression de survoler le monde. Les falaises laissent place à ces images de rues désertes à Miami, à Paris, à Londres, à Berlin… ces villes parfois reconquises par des animaux sauvages déboussolés par tant de quiétude.
‘Coalescence’ poursuit le voyage, et est une étape de plus vers la félicité. En effet, sa dimension épique déborde le ventre dès les premières mesures, entre arpèges électriques, accords de mellotron et de piano électrique, et rythmique rapide et puissante. Une première rupture ramène le calme, mais l’auditeur reste nimbé dans tous ces instruments mélodieux et ces accords merveilleux, sorte de King Crimson stoner. On se sent une fois encore flotter entre douceur harmonique et mélancolie sourde. Rien n’est jamais calme chez Elder. Les accalmies sont rares, et souvent sournoises. Comme la vie, finalement. Le décollage central est absolument dantesque. Sa puissance ne réside pas dans les riffs heavy : il n’y en a aucun. C’est une envolée orchestrale basée sur un ensemble guitare en arpèges, mellotron, basse, batterie, et chant. Le souffle épique est magique, ce que l’on peut qualifier de grand art rock. On est dans la cour des frissons procurés par Led Zeppelin sur ‘No Quarter’ ou ‘In My Time Of Dying’. La dernière phase du morceau s’inspire avec brio du jazz-rock électronique du groupe Go de Stomu Yamashta avec Klaus Schulze aux claviers et Pat Thrall à la guitare (je sais que je vous ai perdu, mais vous irez jeter une oreille sur le « Live In Paris » de Go en 1976, tiens).
‘Merged In Dreams – Ne Plus Ultra’ se dessine comme le morceau central de l’album avec ses presques quinze minutes. Le « Ne Plus Ultra » est sans doute une erreur, qu’il faut traduire par « Nec Plus Ultra ». Mais laissons le doute planer. Cela n’apporte rien à l’analyse de ce morceau complexe et riche. Il débute comme une sorte de fusion entre Pink Floyd période « Wish You Were Here » et Can de la période funk de « Soon Over Babaluma » et « Saw Delight ». Dès les premiers accords et riffs, le morceau sort de son étreinte pour rugir. Il est un voyage presque littéraire, avec un texte chanté puissant. Les ambiances sont nombreuses, prenant le pas pendant plusieurs instants sur la fureur heavy, qui revient cependant, sentant l’odeur du sang. La séquence psychédélique planante est un moment déroutant de ce morceau, parenthèse qui conduit à une nouvelle explosion électrique, les accords épiques en exergue.
‘The Purpose’ propose un retour à la maison. Il débute par quelques accords de guitare pleins d’écho sur fond de thème obsédant au synthétiseur. Puis la rythmique fait monter la mélodie vers les cieux. On y retrouve une fois encore ce sens du dantesque chez Elder, ces thèmes qui vous font invariablement décoller, l’esprit partant toujours dans des voyages magiques. ‘The Purpose’ est plutôt lumineux, même si chez Elder, la tempête n’est jamais très loin. Les claviers circulent en tournerie derrière les guitares, créant une spirale enivrante sur laquelle rebondissent les cordes de DiSalvo et Donovan. Le morceau, de par ses séquences éthérées et claires, offre plutôt une vision de lumière après quatre intenses morceaux étourdissants de fureur et de mélancolie. Nick DiSalvo ne peut cependant s’empêcher d’avertir : cette lueur est encore lointaine, et le chemin sera long. Les guitares en harmonie et le Moog appellent à l’élévation des consciences, à rester ouvert et créatif, à ne pas se laisser abattre afin d’atteindre ce fameux but (the purpose). Le titre ne propose aucun solo, mais un agencement brillant d’arpèges, d’harmonies et de riffs, le tout se perdant doucement dans un souffle astral.
Il n’est pas utile d’ajouter que « Innate Passage » est un très grand disque de Elder, un quasi-classique immédiat. Le quatuor a su retrouver dans son passé ce qui fit sa force, et lui a injecter la créativité nouvelle de ces deux précédents albums. « Innate Passage » est une sorte de synthèse idéale, ou du moins parfaitement réussie qui remet Elder tout en haut de la hiérarchie des groupes de stoner-metal. Mais il n’est désormais plus tout-à-fait seul, et le nouveau Slift sera très certainement un sérieux concurrent en matière de maestria heavy-stoner et psyché.
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