Face concert
La nuit est tombée rapidement sur Besançon. Le ciel a été gris et bas toute la journée. Nous sommes vendredi 3 février 2023, et la vie nocturne de ce début de week-end prend forme. Les bars commencent à se remplir tranquillement, bien que le début des vacances scolaires ait fait partir une partie des étudiants qui animent les soirées de la ville.
Pour ma part, je prends la direction du Bar de l’U pour assister au concert d’un groupe de Limoges nommé Greyborn. Ce nom ne m’était pas inconnu, le label Purple Sage m’ayant sans aucun doute fait passer un lien d’écoute parmi les dizaines que je reçois. Il y a bien longtemps que je me suis pas rendu au Bar de l’U pour un concert. C’est une erreur de ma part, car le lieu est un rendez-vous apprécié pour les amateurs de rock, et en particulier de stoner-rock. Même si l’agenda de concerts reste modeste, le Bar de l’U organise de manière régulière la venue de formations underground ou débutantes du genre, et la sélection des groupes y jouant est désormais reconnue comme étant de qualité. C’est une invitation du patron Pierre-Yves qui m’a fait sortir de la torpeur de mon appartement, et m’a fait relever le nez de mes articles.
Arrivé vers vingt heure trente histoire de boire un verre avant le set, je constate la présence d’un petit stand de merchandising. Alors que je fais l’acquisition du premier EP du groupe, « Leeches », je discute avec le tenancier qui n’est autre que Théo Jude, batteur et chanteur de Greyborn. Nous échangeons sur nos personnes respectives, avant que la curiosité ne me pousse à en savoir plus sur ce jeune trio fondé en 2021.
Théo Jude et le bassiste Guillaume Barrou faisaient partie de Mama's Gun depuis 2018 et n’ont plus de six-cordiste. Le guitariste Maxime Conan joue cependant avec Jude dans Blackbird Hill depuis 2018, fondé lui à Bordeaux. La crise du COVID les a réuni en brisant une formation locale, en réunissant les membres survivants et les déterminations. Jude explique que la volonté de Greyborn est de faire plus qu’un simple groupe pour s’amuser : le trio va faire des concerts dès qu’il en a l’occasion, et a dès le départ la volonté de sortir des disques. Greyborn poursuit d’ailleurs avec le concert à Besançon une série d’une dizaine de dates en promotion de « Leeches ».
Le concert débute vers vingt-et-une heure trente. Le bar s’est rempli d’une bonne centaine de spectateurs, le lieu est plein. La configuration du trio avec son batteur-chanteur reste étonnante, à la Sir Lord Baltimore. Barrou et Conan apportent de nombreuses contributions aux choeurs, mais c’est bien Théo Jude que l’on entend principalement. Sa frappe de batterie est puissante et solide, son chant clair est juste et possède la personnalité nécessaire pour surplomber avec talent le tapis de guitare et de basse rugueuse de ses deux camarades. Les musiciens de Greyborn ne sont effectivement pas des musiciens du dimanche. Dès le premier titre, on sent qu’ils ont la foi. Ils ne sont pas là pour débiter une série de morceaux approximatifs et de reprises. Greyborn va jouer tout ce qu’il a en stock en matière de morceaux originaux, Jude s’excusant en fin de concert de ne pouvoir faire de rappel, faute de chanson supplémentaire !
Le groupe va jouer solidement une bonne heure, avec bravoure. Jude est un batteur musculeux, tapant avec précision sur ses caisses. Guillaume Barrou est un imperturbable échalas au visage en couteau, dont les mains effilées courent sur le manche de sa basse Epiphone Firebird, faiseur de son grondant et fuzzé, parfait ciment entre la batterie et la guitare. Maxime Conan semble en permanence en apesanteur, souvent sur la pointe des pieds, comme arraché du sol par les riffs et les chorus. On sent qu’il tente de se contrôler, de ne pas trop en faire, mais les expressions de son visage, la manière dont il tient son Epiphone Les Paul, trahissent le feu qui l’anime.
C’est tout de même beau de voir trois jeunes gens vivre le rock avec passion. Nous discuterons à nouveau après le concert. Evidemment, certaines de mes références ne leur parlent pas beaucoup, Sir Lord Baltimore notamment, antique formation new-yorkaise du début des années 1970. D’autres noms, modernes, résonnent davantage, à commencer par Elder et King Buffalo. Cela aussi est rassurant : ces jeunes musiciens ont leurs propres références, qui sont des groupes modernes, et ce bon vieux rock des années d’or n’est pas forcément leur biberon initial. Cela veut dire que le rock, et le stoner en particulier, est bien une musique vivante et non passéiste.
Face studio
Le lendemain, une fois mes oreilles remises, je prends connaissance du EP « Leeches ». On peut parfois être déçu entre le concert plein de rage et la contrainte feutrée d’un studio, contexte par ailleurs encore peu maîtrisé par le trio. Cependant, le soutien de Purple Sage est un gage de qualité. Et effectivement, le disque ne déçoit pas. On retrouve bien la férocité doom-stoner-metal de Greyborn en concert, avec un son plus élaboré, bien que l’on sente que la prise de son a été essentiellement live en studio.
Pour ceux qui ne les auront pas encore vu sur scène, on y retrouve exactement le reflet de leur musique épique, à la fois sombre et luisant d’une lumière pâle. Fondé durant les confinements et autres crises sanitaires successives, dans une ville architecturalement pas vraiment avenante hormis son petit centre-ville historique avec ses maisons à colombages, nichée entre les deux pans de la Vienne, Greyborn offre une musique mélancolique en accord avec ces villes moyennes perdant peu à peu leur industrie locale, que le parisianisme aime à railler. Pour y avoir vécu un an, je comprends ce vague-à-l’âme, entre détermination et une pointe de tristesse.
« Leeches » propose six titres déjà solidement personnels. Si l’on sent en filigrane l’influence de formations comme Pallbearer, Red Fang, ou Elder, il est clair que Greyborn a déjà une identité musicale bien à lui. Des morceaux comme ‘Leeches’, ‘Bits & Pieces’, ou ‘After Dark’ sont d’une très grande efficacité. Pour un premier essai, Greyborn dévoile un potentiel énorme, un sens de la composition de premier plan. Il est désormais impératif que le groupe puisse se développer en studio et sur scène. Ils ont en tout cas toutes les cartes d’un Decasia ou d’un Slift en devenir.
Ils peuvent déjà être fiers de leurs prestations scéniques solides et passionnées, et d’un premier EP réussi. Et nous pouvons être fiers de ces jeunes musiciens doués qui animent et alimentent une nouvelle scène rock française particulièrement talentueuse.
0 Commentaires