Pour les plus jeunes lecteurs, il convient de rappeler que la France ne fut pas toujours un océan de zones commerciales et de lotissements. Il y a encore trente ans, le pays était un des plus industrialisés du monde occidental. La région lyonnaise faisait partie de ces bassins industrielles, jouxtant celui de Saint-Etienne. Lorsque l’on descendait vers la mer, on prenait l’autoroute A6, et l’on longeait les installations pétrochimiques de Elf à Feyzin au sud de Lyon, puis les usines sidérurgiques de Givors et Gier. Ca puait la suie, la chimie, le pétrole. Tout était gigantesque, impressionnant, des usines et des ateliers à perte de vue. Au milieu poussaient des barres d’immeubles bon marché pour loger la main d’oeuvre.
De ces villes industrielles vont émerger parmi les meilleurs groupes de rock de France : les Dogs à Rouen, Little Bob Story au Havre, Ganafoul à Givors. Il ne sera d’ailleurs pas le seul groupe lyonnais, une vraie scène émergera : Starshooter, Factory, Killdozer… Mais Ganafoul a plus que les autres cet ADN de la musique rude issue des banlieues industrielles. Le milieu rock de Lyon est d’ailleurs et avant tout issu de Givors : c’est une petite clique de musiciens passionnés de Rolling Stones, de Status Quo, de Cream, de Jimi Hendrix, de Rory Gallagher. Ils s’appellent Jack Bon, Philippe « Fourmi » Veau, Edouard Gonzalez, Yves Rothacher, Jean-Yves Astier. Ils vont à eux seuls alimenter trois groupes majeurs : Ganafoul, Factory et Killdozer.
En 1974, Ganafoul voit le jour dans un entrepôt de Givors, juste à côté des anciens abattoirs de la Bansbanne. Ils sont cinq : Jack Bon et Edouard « Doudou » Gonzalez aux guitares, Jean-Yves Astier au chant, Philippe « Fourmi » Veau à la basse, et Yves Rothacher à la batterie. Un premier album est enregistré, mais il ne verra le jour qu’en 2020. Veau et Gonzalez partent ensuite fonder Killdozer, et Ganafoul se retrouve en trio. Astier bascule bassiste, Jack Bon devient le chanteur principal. La France ne dispose pas de vrai circuit de tournée. Les MJCs ont été créées en 1971, mais il ne s’agit que de salles de spectacle sans aucune sonorisation. Il faut donc amener son matériel, faire sa promotion soi-même, à la dure. Ganafoul se tanne le cuir à ce régime. Les répétitions entre les usines leur ont depuis leur début inspiré le qualificatif de leur musique : le Sider-Rock, pour rock de la sidérurgie.
Little Bob Story sera d’une aide précieuse : Début 1977, Ganafoul fait leur première partie à la Cigale de Lyon, et le chanteur Little Bob les conseille à son label, Crypto. Ce dernier a été fondé par Jean-Claude Pognant, manager de Ange, un groupe de rock progressif de Belfort qui souhaite aider les jeunes groupes français, notamment de province comme eux. Little Bob Story est chez eux depuis 1976, bientôt rejoint par d’autres formations heavy et progressives comme Océan ou Mona Lisa. Ganafoul signe chez Crypto, et enregistre son premier disque : Saturday Night. Le trio part ensuite en tournée en compagnie de Little Bob Story. Les deux groupes partagent ce même goût pour le boogie énergique chanté en anglais. Little Bob Story est plus rhythm’n’blues et teigneux, Ganafoul est plus hard-rock et blues. C’est un pas important pour eux, qui débute une aventure qui va s’arrêter en 1982, après quatre albums et un live. Ganafoul va faire souffler sur cette fin d’années 1970 un esprit entre boogie rageur à la Rory Gallagher et à la sonorité blues revanchard à la Bob Seger, dans l’esprit industriel de Detroit. Le trio vend alors entre trente et quarante mille exemplaires de chacun de ses disques, et se retrouve régulièrement dans les meilleurs groupes du classement annuel du magazine Best.
Cependant, le virage des années 1980 met fin à ce rock à guitare. Le son bascule dans les synthétiseurs. C’est l’heure de gloire d’Indochine, des Rita Mitsouko, d’Etienne Daho. Les labels périclitent, à commencer par Crypto. Quant aux majors, elles font le ménage par rachat de catalogue interposé. Océan, signé chez Barclay en 1979, se fait virer sans ménagement après deux albums fabuleux. Ils ne restent que quelques grosses locomotives : Téléphone, qui va se mourir en 1986, et Trust, qui perd totalement sa direction musicale après quatre excellents albums et qui s’éteint en 1985.
Jack Bon va continuer à ranimer de temps en temps Ganafoul sur la région lyonnaise. Mais alors qu’il ne fait plus qu’assurer des sets dans les écoles d’ingénieurs comme l’ENTPE de Vaux-En-Velin pour éclater les étudiants, le nom de Ganafoul semble avoir disparu de l’histoire du rock comme le sable entre les doigts. Il y aura une magnifique reformation du trio Jack Bon – Jean-Yves Astier- Bernard Antoine (remplaçant de Rothacher à partir de la fin 1977) en 1998 au Transbordeur de Lyon, qui aboutira à un superbe live désormais introuvable, mais qui montre la vigueur intacte du trio boogie de Givors.
Roll On, la résurrection d'un son unique
Et puis c’est le confinement en mars 2020. Jack Bon a formé les Buzzmen, un très bon quatuor de blues-rock dont le premier album a en lui ce feu sacré qui était celui de Ganafoul. Yves Rothacher finit même par rejoindre leurs rangs, et soudain, quelque chose devient évident : deux membres fondateurs de Ganafoul sont sous le même toit. Jack Bon, rageant de ne pouvoir jouer davantage avec les Buzzmen, rumine. Et lorsqu’il rumine, l’électricité remonte dans ses veines. A la libération, il est désormais évident que Ganafoul doit repartir. Edouard Gonzalez, toujours actif avec ses propres groupes, n’hésite pas une seconde. Jean-Yves Astier vit désormais paisiblement au soleil des Antilles, loin de la folie néo-libérale de la Métropole. Luc Blackstone, bassiste des Buzzmen, prend la main. Quant à Bernard Antoine, il s’était installé sur une péniche à Besançon, et nous a quitté il y a quelques années.
Bad Reputation a laissé ses oreilles levées, et a entendu parler de cette reformation. Justement, le label avait pour projet de rééditer au moins un album du groupe. Ce sera « Full Speed Ahead » de 1978. Il signe la publication du nouveau disque, qui s’appelle « Roll On ». Si la lecture de cette histoire peut paraître intéressante, vous allez me demander où est le lien avec le stoner-rock ? Ganafoul fait en réalité partie de ces groupes pionniers du son boogie qui va alimenter le genre, en France comme à l’étranger. Ganafoul est en fait parfaitement dans l’esprit de Radio Moscow et El Perro, avec quarante ans d’avance. Car oui, Ganafoul est bien un pionnier du stoner-rock à la française. Il déroule avec énergie un blues-rock teigneux dont l’esprit irrigue des formations françaises comme The Fuzzy Grass.
Que faut-il en retenir ?
Cet album est composé de nouvelles versions de morceaux du répertoire de Ganafoul, dopées par l’énergie inarrêtable du nouveau quatuor. On pouvait penser que tout sonnerait blues convenu et fatigué. Finalement, comment aurait-il pu en être autrement de la part d’un groupe de sexagénaires ayant rouler leurs bosses ? Mais il n’en est rien. Jack Bon a conservé son timbre teigneux, la patine du temps en plus. Le groupe est au plus près de son identité sonore originelle. L’exaltation juvénile des premiers albums, un brin bancale techniquement par moments, a laissé la place à un groupe solide, carré et puissant. Ganafoul, qui a essentiellement enregistré et joué en trio, se retrouve enrichi avec deux guitares, et pas des moindres : Gonzalez et Bon sont parmi les deux meilleurs bretteurs du rock français des années 1970, et le sont restés.
La sélection proposée traverse les trois premiers albums studio, séminaux. « Side 3 » de 1979, souvent oublié, est enfin mis en avant à sa juste valeur, et ses chansons brillent particulièrement sur ce nouveau disque : « After All Those Days », « Sometimes », « Bad Street Boy », « Low Down Inside ». Ganafoul réactive ce boogie-blues hargneux qui fit ses beaux jours. On y retrouve le souffle du vent entre les usines, l’odeur de métal chaud et de pétrole, les bandes blanches qui défilent dans les rétroviseurs sur les serpents de bitume autour de Lyon. C’est la résurrection d’un rock ouvrier, sans fioriture, dont la seule préoccupation est de faire oublier pendant une heure aux spectateurs leur condition de prolétaires. Si le son est plus propre et net que sur les albums anciens, la prise live en studio permet de conserver l’énergie, ce fioul qui coule dans les veines de ces guerriers du rock pionnier français.
Ce sont souvent des images de route qui défilent quand on écoute Ganafoul, exactement comme lorsque l’on met dans le lecteur un disque de Kyuss ou de The Obsessed. Sauf que les highways américaines et les grands espaces sont remplacés par des autoroutes traversant une alternance de campagne, d’usines à l’abandon, et de zones commerciales sans âme. Pour les plus anciens, on voit défiler les panneaux d’indication bleu foncé et blanc, les usines fumantes, les camions Berliet crachant leur diesel, avant de fendre les premières garrigues et les bois de pins Sylvestre qui annoncent la mer, le soleil et les vacances, loin de la grisaille quotidienne.
Toutes les réinterprétations sont à minima aussi bonnes que les originaux, voire souvent encore plus belles. « Sometimes » a clairement gagné en force émotionnelle. « Bad Street Boy », mon grand favori de tous les temps, est ici renouvelé, et ce qu’il perd un peu en hargne mélancolique, il le gagne en lyrisme épique. Pour ne rien gâcher, trois titres captés en live sur les récents concerts du groupe viennent parachever la résurrection. Et clairement, ce qui a été pressenti en studio se confirme sur scène : Ganafoul a conservé son nerf. La musique roule pied au plancher. Le disque se ferme sur une reprise teigneuse de « Saturday Night » de six minutes, fermant toute porte au moindre doute sur la réalité de cette reformation. Et ne vous méprenez pas, les plus jeunes, ne manquez pas un de leurs concerts près de chez vous. Ce rock est aussi le vôtre. Ca fait en tout cas sacrément plaisir de vous voir de retour les gars.
1 Commentaires
Superbe chronique et mise en lumière d'un groupe extraordinaire.
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