Les origines du stoner-rock sont triples : le heavy-rock seventies et notamment Black Sabbath, le punk et le rock garage psychédélique de la fin des années 1960. Quelle est la différence entre du heavy-rock ayant influencé la scène du stoner et le hard-rock classique ? Eh bien c’est justement que le second est de facture plus structurée, le premier est une recherche du shoot d’adrénaline, quelque chose de l’ordre du trip et de la rupture de certains codes sonores. Black Sabbath est parti du blues-rock anglais de la fin des années 1960 pour en faire une musique alourdie, où tout est poussé dans l’extrême : la voix de train fantôme d’Ozzy Osbourne, la guitare à l’accordage si spécial de Tony Iommi, le jeu aux doigts attaquant littéralement les cordes de Geezer Butler, et les roulements de caisses cataclysmiques de Bill Ward. Led Zeppelin avait déjà transgressé les codes du blues-rock anglais, Black Sabbath en a fait une matière entièrement nouvelle, faite pour ceux qui veulent s’exploser la tête après une journée de boulot. Parfois, cet esprit tient sur un seul album, certains en font une carrière complète.
A Birmingham, il n’y a pas que Black Sabbath. La ville offre une scène rock très intéressante en 1970 : Move, Traffic, Trapeze, Chicken Shack… Tous ont la particularité de n’être pas toujours très bien acceptés par le petit monde londonien qui voit en ces brummies (le surnom méprisant des gens du Nord industriel de l’Angleterre) des ploucs sans subtilité. Néanmoins, ils ont tous la particularité d’avoir à-minima connut le succès, dans leur propre pays ou aux USA.
Chicken Shack est un des fondateurs de la petite scène de Birmingham. Leur carrière remonte à 1965 à Stourbridge, lorsque le jeune guitariste-chanteur Stan Webb décide de fonder son groupe dans la lignée de John Mayall And The Bluesbreakers qui comprend alors comme guitariste un certain Eric Clapton, et dont l’album Blues Breakers de 1966 va révolutionner la prise de son de la guitare. Lors de l’enregistrement, Clapton refuse de brancher sa guitare dans la table de mixage comme tout le monde. Il souhaite conserver le son de sa Gibson Les Paul branchée dans un énorme Marshall 100W que Mayall a surnommé le Blues Breaker. Webb est fasciné par ce disque, et décide d’orienter son groupe vers ce son puissant et irrévérencieux, tout en conservant la structure du blues américain de BB King et de Freddie King.
En 1967, le quatuor est composé de Webb, d’Andy Silvester à la basse, du batteur noir Alvin Sykes et d’une femme au piano et au chant : Christine Perfect. Le groupe s’est baptisé Chicken Shack, car il répète dans l’ancien poulailler du père de Sylvester, et c’est là que Mike Vernon, responsable du label Blue Horizon, va les voir répéter après avoir reçu leur démo et les avoir vu en concert. Sykes doit retourner aux USA, il est remplacé par Hughie Flint, puis par Dave Bidwell en 1968. Chicken Shack est alors prêt à enregistrer son premier album.
Il va falloir réussir à saisir sur bande l’insaisissable, à savoir leur énergie féroce. Webb est un show-man redoutable, jouant couché par terre pendant ses solos, ou descendant dans le public grâce à un câble gigantesque, s’asseyant sur les genoux de spectateurs ou buvant une bière au bar tout en jouant. L’autre atout, c’est Christine Perfect avec son jeu de piano puissant et rythmique, et sa voix grave et profonde parfaitement adaptée au blues. Elle est par ailleurs une excellente compositrice, et écrit la moitié des morceaux originaux, laissant à Webb l’autre moitié.
40 Blue Fingers, Freshly Packed And Ready To Serve sort en 1968, suivi de OK Ken ? en 1969. Le premier est 12ème des ventes anglaises, le second 9ème. Ce dernier est porté par le simple chanté par Christine Perfect, une reprise d’Etta James nommée « I’d Rather Go Blind », et qui montera à la 14ème place des ventes en Grande-Bretagne. Malgré la méfiance de la presse musicale qui trouve Chicken Shack trop outrancier, le public adore. Le groupe a par ailleurs inventé une formule inspirée de John Lee Hooker : le boogie. Il le met à sa sauce en en faisant un tempo entêtant et appuyé, avec un riff simple qui peut tourner en boucle pendant des minutes et des minutes, le tout entrecoupé de solos furieux. Un jeune groupe psychédélique anglais, alors à la dérive après l’échec de ses deux premiers albums, et qui assure la première partie de Chicken Shack au fin fond de l’Angleterre, écoute religieusement les prestations de Stan Webb et de ses camarades durant lesquels ils appuient encore un peu plus sur ce boogie entêtant. Il s’appelle Status Quo. Sur OK Ken ?, on en a une merveilleuse démonstration sur le morceau « Tell Me », chef d’oeuvre du genre.
Avec le succès de « I’d Rather Go Blind », Christine Perfect a brillamment démontré tout le talent d’une femme dans le monde très macho de la musique et du rock. Cependant, elle va se plier au contrat social de l’époque. Après avoir épousé le bassiste d’un autre grand du blues anglais, John MacVie du groupe Fleetwood Mac alors mené par le guitariste Peter Green, elle décide qu’il n’est pas possible d’être près de son mari en jouant dans un autre groupe. Elle décide donc de devenir la parfaite épouse, d’accompagner son homme partout et de quitter Chicken Shack. Elle s’ennuiera vite, et enregistrera un premier album solo homonyme en 1970 avant de rejoindre Fleetwood Mac la même année.
Pendant ce temps, Chicken Shack passe des auditions et embauche Paul Raymond au piano. Le groupe a clairement perdu beaucoup en terme de personnalité, et dans un premier temps, Stan Webb n’arrive pas à compenser le manque de Christine Perfect, les deux ayant eu un jeu amoureux avant que la jeune femme ne succombe à John MacVie, laissant un Webb blessé. Le groupe tente d’exploiter la veine du boogie avec l’album 100 Ton Chicken en octobre 1969. Le disque n’a de lourd que le nom. Après la sortie de I de Led Zeppelin en janvier et Beck-Ola du Jeff Beck Group en juin, leur musique semble un peu fade.
En mai 1970, Chicken Shack tente de rectifier le tir avec un disque plus élaboré et plus rock : Accept. L’album n’a aucun succès en Grande-Bretagne, mais récolte de jolis scores en Allemagne. Un de ses fans allemands nommera même son futur groupe du nom de cet album : le chanteur Udo Dirkschneider. Sur le disque on peut notamment entendre « Diary Of Your Life » et surtout « Telling Your Fortune », sorte de freak-out mêlant heavy-blues et rock acide sur lequel Stan Webb se déchaîne comme un dément à la guitare.
Mais la situation de Chicken Shack est véritablement à la stagnation. Stan Webb ne s’en fait pas trop, et passe beaucoup de temps à picoler et faire le con avec son copain John Bonham, le batteur de Led Zeppelin, ce dernier étant lui aussi, comme le chanteur Robert Plant, originaire de Birmingham, et particulièrement de Stourbridge, une bourgade alors rurale de la périphérie de la grande ville industrielle.
Il ne va ainsi pas voir arriver le départ des trois-quarts de son groupe pour Savoy Brown. Ce dernier est un autre pilier de la scène blues anglaise, et dont la carrière décolle aux Etats-Unis après d’incessantes tournées, et un rythme de sortie d’albums de deux par an. Le guitariste et leader Kim Simmonds se retrouve seul en 1971 après le départ de l’ensemble de ses musiciens, partis fonder Foghat. Il fait une véritable razzia sur les musiciens de Chicken Shack, excellent dans le nouveau style que Savoy Brown veut développer aux USA : le boogie. Raymond, Silvester et Bidwell signent des deux mains pour une telle opportunité, et Savoy Brown est complété par le chanteur de Birmingham Dave Walker, qui sera un furtif remplaçant d’Ozzy Osbourne dans Black Sabbath en 1977-1978, mais qui composera trois titres avec eux pour l’album Never Say Die.
Au final, Stan Webb se retrouve seul, et de plus sans label, le contrat avec Blue Horizon ayant pris fin, et les ventes n’ayant pas donné satisfaction alors que le label s’oriente vers une musique plus progressive. Malgré son apparent je-m’en-foutisme, Stan Webb est blessé. Il vient de passer de sensation du Festival de Jazz de Montreux 1970 à rien en quelques mois.
Webb décide de passer des auditions, et seuls quelques jeunes volontaires sans carrière particulière se présentent, renforçant la sensation de loser du guitariste. Qu’importe, il recrute deux musiciens plein de jus : le bassiste John Glascock et le batteur Paul Hancox. Le premier joue comme Jack Bruce de Cream en plus sale, le second joue comme un mélange de John Bonham et de Bill Ward. Chicken Shack devient un trio, et Webb l’éprouve consciencieusement sur scène durant l’année 1971. Chicken Shack a rejoint le circuit des universités et des pubs. Il faut savoir que certains d’entre eux disposent d’une vraie salle de concert dans un bâtiment de bois monté en arrière-cour, et pouvant accueillir un millier de gamins. On est donc loin du concert minable devant dix cinquantenaires chauves buvant des pintes à dix balles devant un mange-debout. Le nouveau Chicken Shack se fait donc les dents ainsi, et se voit proposer un contrat chez DERAM, la filiale progressive de DECCA. Elle accueille une bonne partie du blues-rock anglais : Savoy Brown, Keef Hartley Band, Hemlock… Chicken Shack va donc proposer un disque « progressif » à sa sauce.
En octobre 1971, Chicken Shack entre aux Olympic Studios de Londres, et expédie en quelques jours sept morceaux. L’album est produit par Neil Slaven, l’homme-clé du blues anglais sous toutes ses formes. Il sait mettre en avant l’interprétation live et la chaleur d’une captation intense. Le 4 février 1972 sort l’album Imagination Lady. La pochette ouvrante, magnifique, montre en premier lieu une peinture d’une sorte de Stan Webb en forme de lord anglais qui voit sortir de sa tête une silhouette féminine ailée. Au verso, on voit une jeune femme dans un cortège naturel, dont l’allure ressemble étrangement à Christine Perfect en 1968. Il semble que Stan Webb fasse référence à ce sentiment amoureux déçu sur cet album, qui va sans doute alimenter une des colères nombreuses de ce disque.
Car Imagination Lady est un disque de blues à la fois heavy et proto-punk dans l’esprit des Pink Fairies à la même époque. Stan Webb n’a jamais joué aussi lourd, aussi fou, aussi puissant. Glascock et Hancox établissent une rythmique brutale, virtuose et outrancière. Ils jouent comme des forcenés, et Stan Webb aime cela. Il a trouvé son groupe, et les portraits en noir et blanc montrant les musiciens dans la pochette intérieure et signés Brian Ward symbolisent un groupe uni, même si Webb semble grave. Le ton un peu brumeux du grain donne un aspect urbain et poussiéreux.
Sur cet album, Stan Webb croise compositions originales et reprises bien senties dont « Crying Won’t Help Me Now » de Tampa Red, « If I Were A Carpenter » de Tim Hardin, et « Going Down » de Don Nix. « Telling Your Fortune » bénéficie d’une nouvelle interprétation plus brutale avec un vrai bon solo de batterie de Paul Hancox au milieu. Le son de la guitare est crade et heavy, le tempo est plein de groove et pachydermique. Imagination Lady pousse le blues dans les retranchements créés par Black Sabbath et Led Zeppelin, mais avec une férocité proto-punk. Stan Webb n’a jamais aussi bien joué que sur ce disque, réussissant à atteindre le niveau d’un Peter Green avec la pédale wah-wah. Son solo sur « Poor Boy » est une succession de notes âcres et distordues qui deviennent des mots de douleur. L’album se termine sur le court « The Loser » où Stan Webb conclut avec cette maxime : « I’m a loser, and I always will ».
Contre toute attente, l’album sera couronné de succès en Allemagne, et permet de remettre en selle le nom de Chicken Shack, qui connaît aussi une jolie reconnaissance parmi le public anglais. Néanmoins, lorsque John Glascock va se voir proposer le poste de bassiste dans Jethro Tull, groupe de rock progressif internationalement connu, il n’hésite pas longtemps. Il est remplacé par Bob Daisley, un musicien australien. Dès le disque suivant, Chicken Shack retrouve un son blues plus classique, moins irrévérencieux, sur Unlucky Boy en 1973. Il y a cependant quelques éclairs électriques comme « You Know Could Be Right ». Mais le coup de sang est passé. Néanmoins, les titres de Imagination Lady continueront d’être très attendus en concert, et notamment « Going Down » et « Poor Boy ».
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