On ne dira jamais assez combien il est difficile de jouer une musique originale et sans contrainte de forme aujourd’hui. Cela l’a été d’autant plus au tournant des années 2000-2010. Le marché du disque physique périclite alors, menacé par les plate-formes de streaming naissantes, et les réseaux sociaux ne sont pas encore aussi puissants. Les petits groupes de doom et de stoner ne peuvent donc compter que sur le soutien de quelques pages Facebook et sur des sites internet dédiés qui tentent de les faire connaître, la presse musicale généraliste se fichant éperdument d’eux, et les médias musicaux ne passant quasiment plus de rock sur ses antennes.
Black Pyramid a vu le jour en 2007 dans ce paysage compliqué à Northampton, dans le Massachusetts. C’est une petite ville campagnarde au nord de Springfield, dans un secteur qui verra aussi éclore Elder. Andy Beresky est un jeune guitariste local à la recherche d’un nouveau souffle après avoir dissous son précédent groupe, Palace In Thunderland. Il poste une petite annonce sur le site Stonerrock.com, et est contacté par le batteur Clay Neely. Les deux hommes habitent Northampton, c’est une chance. Eric Beaudry en devient le bassiste, et Beresky assemble rapidement ce qui doit être la ligne de conduite du trio. Il s’appellera Black Pyramid selon quatre axes : la référence aux OVNIs dont les premières observations parlent de pyramides noires, le LSD ouvreur de conscience, la magie occulte de Aleister Crowley et Anton LaVey, et enfin le mythe égyptologique. De ce fait, la musique s’oriente vers un doom-metal psychédélique dense. C’est un label belge, Electric Earth Records, qui publie leur premier EP en 2008.
Grâce à celui-ci, Black Pyramid se fait remarquer par le mythique label stoner Meteor City qui publie leur premier album, Black Pyramid le 14 juillet 2009. Le groupe a fait d’énormes progrès. Eric Beaudry a été remplacé à la basse par David Gein. Les compositions sont signées du duo Beresky/Neely, Matt Washburn s’est occupé de la prise de son, étroitement accompagné par Clay Neely. Black Pyramid se démarque puissamment du reste de la scène avec un son qui doit autant à Sleep, Black Sabbath, Pentagram qu’à Kyuss et Unida. Le disque propose la totalité du matériau accumulé depuis deux ans, comme ce réenregistrement de « Visions Of Gehenna ». Le groupe prend le temps de développer ses thèmes puissants et pesants, atteignant très régulièrement les sept minutes. Mais il n’y a pas une note à jeter sur cet album fabuleux, qui brille au firmament grâce à « Mirror Messiah », mais aussi les épiques « The Cauldron Born » et « Wintermute ». Le trio est d’une agilité musicale rare, renouvelant conséquemment le genre doom avec un son plus psychédélique là où Reverend Bizarre en Finlande croise sa musique avec le minimalisme du black-metal de Bathory et Darkthrone.
Malgré les difficultés liés à la distribution de l’époque, le bouche-à-oreille et leur page MySpace permet de diffuser l’album, tout comme le site Stonerrock.com. Il reçoit des éloges de partout, et Black Pyramid commence à recevoir des invitations de concerts en Europe où la scène stoner et doom est très dynamique. Parallèlement, Meteor City Records les encourage à maintenir la pression. Le trio enchaîne les split-albums en 2010 et 2011 dont celui avec Old One et un autre avec Tenspeed Warlock, et les EPs comme Mercy’s Bane et Stormbringer. Le label Hydro-Phonic Records sort en mai 2011 une compilation nommée Stormbringer réunissant tous ces titres inédits hors albums.
Black Pyramid II arrive le 11 novembre 2011. C’est un pas de géant pour le trio. Il s’est écarté de son côté marécageux et acide pour se tourner vers une musique plus solide et charpentée qui se rapproche davantage d’un Elder. L’album propose des titres plus courts, mais aussi des épopées fantastiques de plus de dix minutes comme « Dreams Of The Dead » et « Into The Dawn ». Avec une heure de musique au compteur, tout est meilleur : le chant de Beresky, son jeu de guitare, la rythmique implacable de Neely et de Gein. Toujours emballé dans une magnifique pochette peinte signée Michael « Warble » Finucane, Black Pyramid II emmène Black Pyramid vers des sommets de reconnaissance musicale, notamment par des morceaux prodigieux et épiques comme « Into The Dawn ».
Mais le trio semble toucher un peu trop vite le soleil, et Andy Beresky commence à se cramer. Il joue de plus en plus souvent et notamment en Europe, et la vie de famille du guitariste commence à sérieusement en souffrir. D’autre part, il se sent pris au piège du potentiel futur album qui doit être meilleur. Pris de crises d’angoisse, mal dans sa peau, lentement rongé par les expédients qui servent à tenir sur la route, il finit par quitter brutalement Black Pyramid, décapitant littéralement la formation.
Clay Neely et David Gein décident de poursuivre, et embauche le guitariste-chanteur Darryl Shepard. Le pari est extrêmement risqué, car ce poste dans un trio est évidemment la signature sonore du groupe. Les camarades d’Hydro-Phonic signe Black Pyramid nouvelle formule, et un troisième album sort le 2 avril 2013 : Adversarial. La pochette signée Eli Wood signifie à elle seule l’immense adversité que le groupe a dû traverser. Contre toute attente, la sonorité du groupe est préservée dans son esprit stoner-metal doom. La voix de Shepard choque un peu, plus sludge et thrash que Beresky. Mais dès le fantastique « Swing The Scimitar » introductif de presque douze minutes, le Black Pyramid de Neely, Gein et Shepard s’impose. Lorsqu’Andy Beresky l’entend pour la première fois, il ne reconnaît pas son ancien groupe. Mais avec le recul, il avouera qu’étant donné son départ brutal et la situation dans laquelle il les a mis, Neely et Gein ont réussi un sacré tour de force.
Beresky a remonté son ancien groupe Palace In Thunderland qui sortira le très intéressant album In The Afterglow Of Unity en 2015. Mais le quatuor stoner se limite à tourner autour de Springfield pour ne pas interférer avec les vies de famille de chacun. Cette même année 2015, Black Pyramid sort l’ultime simple Open The Gates/Dead Star. Mais le trio n’intéresse plus personne. En 2016, Andy Beresky, Eric Beaudry et Clay Neely commencent à discuter de reformer le Black Pyramid original.
Quelques concerts sont joués avec un vrai enthousiasme du public stoner. L’annonce de la reformation du Black Pyramid original commence à bruisser, les fans espérant un nouvel album prochainement. Mais c’était sans compter sur les conflits nés des deux line-ups successifs. Beresky fut le leader du premier, Neely du second, avec une égale réussite musicale, mais avec des approches un peu différentes. Et les deux hommes finissent pas ne pas trouver de terrain d’entente, amenant au départ de Neely en 2018. David Gein et Darryl Shepard avait formé après 2016 leur propre groupe The Scimitar, Clay Neely les a rejoint, créant une sorte de Black Pyramid alternatif.
Il va pourtant falloir attendre six ans supplémentaires pour entendre un nouvel album de Black Pyramid. La crise du COVID ne va évidemment rien arranger, et c’est finalement en juin 2022 que le trio composé d’Andy Beresky à la guitare et au chant, d’Eric Beaudry à la basse et d’Andy Kivela à la batterie se retrouve au Sonelab Studios situés à Easthampton, dans le Massachusetts bien évidemment. Avec les difficultés de pressage de disques cd et vinyle, l’album ne sortira finalement que le 3 mai 2024. Il s’appelle The Paths Of Time Are Vasts.
C’est un retour au stoner-metal doom de l’époque Black Pyramid II, mais avec une touche psychédélique plus prononcée. La musique est également plus mâture dans son écriture, mais la patte sonore mythique du groupe est bien là, vivante, intacte. Les morceaux sont quasiment tous au long court, et imposent la vision désormais très libre et spirituelle qu’a Beresky de la musique de Black Pyramid. Désormais tous quarantenaires, ces trois hommes n’attendent plus d’être des rock-stars. Ils sont modestement des légendes du stoner-doom, ce qui est déjà en soi une belle reconnaissance. Et ils en sont pleinement conscients. Aussi jouent-ils une musique décomplexée à tous les niveaux, ne s’imposant rien en terme de rendu sonore ou d’attente potentielle. Et c’est bien ce qui fait de ce nouveau disque toute sa fraîcheur.
L’écriture de Beresky combinée à celle de Beaudry permet de faire revivre Black Pyramid. Il leur suffit juste de souffler un peu sur les braises pour ranimer le feu sacré. Et cela est évident dès « Bile, Blame, And Blasphemy » et ses douze minutes prenantes. « The Crypt Of The Borderlands » ranime le brasier du premier album, avec son riff et sa rythmique pesantes. Les intonations du jeune Beresky reviennent également à l’oreille. Mais le trio y ajoute une dimension épique brillante pour apporter de la lumière à ce tapis de doom-metal noir et massif.
« Astral Suicide » vient apporter une courte accalmie psychédélique à la sonorité douce amère, avant l’arrivée du dévastateur « Take Us To The Threshold ». Black Pyramid expérimente des approches thrash-black étonnantes sur les couplets avant de revenir à un doom-metal âpre sur la suite. Après tout, l’un des pionniers du black-metal, Celtic Frost, ne fut-il pas aussi un pionnier du doom-metal ? C’est en tout cas une réussite dévastatrice, avec ses rebondissements de riffs féroces, et ses choeurs martiaux à la Grand Magus.
Le coeur du disque se situe dans la vaste suite nommée « The Paths Of Time Are Vasts » découpée en trois parties. Black Pyramid se livre littéralement à un exercice de rock progressif, mais sans se départir de son identité et de sa fureur originelle. La Part 1 est une petite introduction de presque deux minutes qui prépare l’auditeur au voyage sonore à venir. La Part 2 le plonge dans le grand bain heavy-doom. La section rythmique groove merveilleusement. La patine vocale de Beresky lui donne davantage d’expression, de nuances, même sur des lignes relativement monocordes. Le groupe se lance dans plusieurs accélérations que ne renierait pas le Black Sabbath de 1972. Black Pyramid assume totalement son côté seventies avec sa wah-wah, et son boogie à la Budgie. La Part 3 est absolument fascinante avec ses claviers lumineux, sa basse luxuriante à la Geezer Butler, et les percussions inventives de Kivela aux percussions. Beresky se transcende à la guitare, se transformant en David Gilmour stoner-metal. Black Pyramid a toujours aimé ces codas instrumentales mélancoliques et planantes, comme sur « Into The Dawn » ou « Swing The Scimitar ». L’atmosphère est éminemment plus psychédélique, mais l’esprit reste intact. Andy Beresky est néanmoins devenu un soliste bien meilleur, plus fin, et n’hésite à se lancer dans des chorus mélodiques qui apportent une bouffée lyrique supplémentaire à la musique.
Après ce monument, Black Pyramid clôt son album avec « The Quantum Phoenix », un massif morceau de presque seize minutes. Il commence comme une sorte de lente procession acid-blues, puis le riff se durcit peu à peu, et le tempo devient plus lourd. Puis le thème explose comme un vortex doom-blues infernal avec sa rythmique instable ballottant l’auditeur. On est pris dans ce trip noir et inquiétant. La lumière pâle de « The Paths Of Time Are Bast » s’est éteinte pour laisser place à une marche implacable dans le vent et la poussière. Puis le morceau se redresse, il se fait plus épique et émouvant. Andy Beresky emmène l’auditeur avec lui sur son solo très Led Zeppelinien. Le titre s’est d’ailleurs mué en une sorte de « No Quarter » doom-metal. Une accalmie psychédélique vient apporter un peu d’air avant que l’orage ne se mette à gronder de manière assez inattendue. Après la douzième minute, le morceau se durcit brutalement avec un riff apocalyptique et un chant possédé qui rappelle Slift. Puis c’est la rythmique qui se met à devenir folle, prenant un tempo quasi-black-metal. Le doom-metal hypnotique revient cependant rapidement, mais cette envolée originale montre que Black Pyramid ne se ferme à rien comme audace sonore.
Il a fallu attendre onze longues années pour entendre un nouveau disque de Black Pyramid, treize pour réentendre la guitare et la voix d’Andy Beresky. Mais quel disque, mes amis. The Paths Of Time Are Vast est un retour de luxe avec un disque au moins aussi bon que ses trois prédécesseurs, si ce n’est meilleur, la maturité aidant. Le groupe n’a en tout cas pas décidé de jouer la carte du revival plan-plan. Il s’agit d’un vrai album original, nouveau, plein d’innovations et de pas en avant. On espère simplement qu’il ne nous faudra pas attendre plus de dix ans pour attendre le suivant, et que quelques concerts européens verront le jour.
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