On peut être fier de notre scène française : Slift, Fuzzy Grass, Mars Red Sky, Barabbas, Dionysiaque, Wizard Must Die… Mais ce ne fut jamais facile pour les musiciens rock en France, que ce soit aujourd’hui ou il y a cinquante ans. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, une seconde génération de groupes français tentent l’aventure, fortement influencée par la scène anglaise, et en particulier les Rolling Stones, Cream, Jimi Hendrix Experience et Led Zeppelin. Beaucoup ne vont publier qu’un ou deux quarante-cinq tours avant de disparaître, certains musiciens ralliant rapidement la scène variété pour gagner leur vie, abandonnant leurs velléités de porter le son proto-heavy dans le pays de Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Claude François et Carlos.
Beaucoup de choses ont revu le jour ces vingt dernières années, du bon comme du mauvais. Le son dit « pop » français a vu autant les rééditions des Variations ou des premiers Martin Circus que des saucisses inspirées des Charlots et de Michel Legrand. On pensait avoir globalement entendu tout ce qui pouvait être intéressant à ce stade. Mais voilà qu’en 2005, un obscur cinglé anglais a publié une compilation bootleg nommé Têtes Lourdes - Français Metal De Proto : Le Super Rock Serie 1970. Il réunit des morceaux des Variations, de Docdaïl, Quo Vadis, Zoo et un groupe de Rouen nommé Rotomagus. Le journaliste anglais Julian Cope tombe de sa chaise en entendant le morceau « Fightin’ Cock », un titre aussi puissant que les Stooges de la période Raw Power, mais publié deux ans avant, en 1971.
Le mythe grandit, jusqu’à ce qu’un label américain, Lion Records, décide de publier l’anthologie complète de Rotomagus. Il prend contact avec le label français Martyrs De La Pop qui avait réédité leurs deux simples de 1970-1971, ce dernier leur permet d’accéder aux frères Peresse, Sylvain et Pierre, coeur nucléaire de Rotomagus. Ils leur mettent à disposition tous leurs enregistrements, y compris un album complet de 1970-1971 sous forme de démos, mais jamais publié. Et c’est là que la pépite se situe.
Nous sommes en 1967 à Rouen, Normandie. Le bassiste Sylvain Peresse et le guitariste Pierre Peresse sont donc frères, et ont commencé la musique au début des années 1960 avec l’arrivée des premiers disques des Shadows. La famille n’a pas beaucoup d’argent, et Pierre fabrique lui-même sa première guitare. En 1966-1967, les deux frères se passionnent pour Cream et Jimi Hendrix Experience. Ils fondent les Rafals, puis les Crawdaddies, puis CLO 3K, un authentique trio.
Le duo rejoint ensuite un groupe existant de Rouen, déjà solidement implanté : Rotomagus, du nom romain de la ville de Rouen. Il s’agit alors d’un quatuor vocal auquel s’est joint une partie du groupe les Flamingoes dont font partie le batteur Jacky Billaux, et le pianiste Philippe Lhommet. Le guitariste et le bassiste sont partis pour accompagner le chanteur d’origine américaine Freddy Meyer, qui sera signé par Eddie Barclay et remarqué par Brigitte Bardot sur Saint-Tropez.
Rotomagus est alors très loin du proto-heavy-metal. Il est alors influencé par le son californien acidulé psychédélique des Turtles ou des Mama’s And Papa’s. Après le départ du chanteur Richard Louapre, les Rotomagus apparaissent avec leur trio vocal et les frères Peresse. Ils sortent un premier simple : Le Haut Du Pavé/Nevada en 1968. Les chansons sont signées Lhommet, et propose une pop niaise bien en vogue à l’époque en France. Le disque fait un flop, et Rotomagus tente de survivre en concert. Comme beaucoup de formations de l’époque, les répertoires sont composées à quatre vingt-dix pour cent de reprises de titres connus du rock anglo-saxon afin d’attirer le public. Il devient évident que le style emprunté de la formation ne colle pas avec l’évolution rock du moment. Rotomagus décide de mettre le paquet, de bouger plus sur scène, d’improviser et de se monter un light-show psychédélique.
Les conditions de tournée des groupes français sont alors apocalyptiques. Il n’existe pas de circuit rock en France. Il commencera seulement à se structurer en 1971 avec l’apparition des MJCs (Maisons des Jeunes et de la Culture), des salles offertes par les municipalités volontaires pour organiser des spectacles pour les jeunes de toutes sortes : théâtre, musique… Une chose ne changera par contre pas par rapport à avant : un groupe doit être équipé de son propre matériel, sonorisation et éclairage compris. En 1969, les formations rock françaises tournent dans des boîtes de nuit, ou le week-end dans des festivals vaguement inspirés de Woodstock et de l’Ile de Wight. Si la boue est bien au rendez-vous, l’inorganisation règne également en maîtresse. Les sonos sont déplorables, il n’y a pas de loges, et les sites sont généralement de simples champs prêtés par des paysans locaux. La réputation de ces festivals « pop » est désastreuse dans la presse, sorte d’orgies sataniques où la drogue, le stupre et la musique pop se mêlent pour pervertir la jeunesse. Mais ce sont surtout les seuls endroits où les groupes français peuvent se produire devant deux ou trois mille personnes.
Rotomagus fait comme les autres, et écume ce circuit, jusqu’à ce qu’un représentant de CBS, Jean Eckian, les invite à auditionner à Paris. Là, ils prennent attache avec Alain Tobaly et son agence d’organisation de concert d’abord dédié au groupe de son frère Marc, les Variations, et qui s’appelle Booking CBA. C’est alors la seule structure fiable dans le domaine, et Rotomagus va donc pouvoir tourner dans des conditions un peu moins spartiates. L’audition avec CBS est cependant repoussée et transférée au club Voom Voom de Saint-Tropez au début de l’année 1969. La musique de Rotomagus est alors fortement influencée par les nouvelles coqueluches des charts anglo-saxons : les américains de Vanilla Fudge. Ce groupe new-yorkais pratique alors des reprises de soul ou des Beatles totalement réorchestrées de manière grandiloquente, psychédélique et heavy, du fait notamment de la présence du batteur Carmine Appice et du bassiste-chanteur Tim Bogert. L’audition à Saint-Tropez n’est pas un caprice d’Eckian. Tout le gotha musical français et étranger se presse dans la petite ville de pêcheurs devenue cité balnéaire pour happy fews. Le groupe se produit en concert, et commence à être sollicité de toutes parts. Les musiciens, très jeunes, à peine vingt ans, perdent un peu les pédales, mais finissent par signer avec CBS France sur la plage privée du directeur à Juans-Les-Pins.
Il semble que tout s’accélère pour le sextet désormais composé de trois chanteurs (Alain et Bruno Fontaine, Alain Villedieu) et trois musiciens (Sylvain et Pierre Peresse, Jacky Billaux). Le groupe intègre le circuit de première division, en faisant régulièrement la première partie de leur patron : les Variations. Et l’on parle de lieux comme le Parking Foch à Paris, où joueront également les Soft Machine, et d’autres groupes français comme Triangle, les autres espoirs de l’époque. Et puis il y a quelques parties prestigieuses à l’Olympia. Pour Rotomagus, ce sera celle d’Arthur Brown et son Crazy World. Et il y aura encore plein de festivals boueux à Bourges, Le Mans, Saint-Gratien…
Le simple Eros/Madame Wanda sort fin 1969, et marque une vraie évolution vers une musique heavy. Mais à cette époque, Vanilla Fudge est déjà séparé. Même Deep Purple, qui leur a emboîté le pas sur ses trois premiers albums de 1968-1969, est en train de préparer un missile nommé In Rock en 1970. Led Zeppelin a déjà publié deux albums surpuissants, et Black Sabbath a aussi fait son apparition en février 1970. En octobre 1970, les Variations envoient l’album Nador, une fantastique réponse française (chantée en anglais) à Led Zeppelin avec des colorations musicales marocaines précurseuses du fait des origines de trois des membres du groupe, dont le guitariste-fondateur Marc Tobaly.
Rotomagus rame encore dans un rock psychédélique sur ce second single, un peu plus heavy, mais empêtré sur « Madame Wanda » par ce besoin ridicule du rock français de vouloir faire des textes littéraires ampoulés en oubliant le groove des mots sur la musique comme le font les anglo-saxons. Le complexe d’infériorité de la pop-music de l’époque par rapport à la grande chanson françaaaaiiise de Serge Gainsbourg, Léo Ferré, Georges Brassens ou Jacques Brel (qui est belge mais bon) se traduit notamment dans ces titres mal fichus qui peuvent croiser une musique électrique intéressante et des textes sonnant comme si on déversait des gâchés de ciment dans une voiture de sport.
Avec ce simple, CBS a prévu une tournée en forme de tour de France avec le magazine Pop Music, qui réunit le groupe allemand de proto-hard-rock Titanic, les Irresistibles et Rotomagus. Tout est prêt, et les trois groupes se prennent en photo à la manière de Pink Floyd au verso de l’album Ummagumma de 1969 : on voit les trois groupes avec leurs voitures et leurs camions prêts à partir au milieu du boulevard des Champs-Elysées. Mais pour Rotomagus, tout tourne au désastre. Alain Villedieu quitte la formation, plusieurs remplaçants sont essayés, en vain. Francis Basset est appelé à la rescousse à la guitare rythmique, mais la formule ne marche pas. Et les frères Peresse commencent à saturer de porter tout le poids de ce groupe qui ne va nulle part. Il annule finalement sa participation à la tournée CBS, et il sera remplacé à la dernière minute par le groupe lyonnais Chico Magnetic Band alors que toute la publicité est déjà partie. Ce mauvais tour blackliste Rotomagus chez CBS qui les fiche dehors. Malgré une brillante première partie du Johnny Winter Band en mai 1970 à l’Olympia, Rotomagus est cramé dans le circuit. En juillet, le groupe n’existe plus.
Durant cet été, Sylvain et Pierre Peresse décident de fonder leur propre groupe, qui sera un trio notablement influencé par Led Zeppelin et Deep Purple, mais aussi par le blues costaud précédent sans concession de Cream et Jimi Hendrix Experience. Jacky Billaux est invité à reprendre les baguettes, ce qu’il accepte volontiers. Le groupe assemble un nouveau répertoire plus solide et brutal. Il décide également de conserver le nom de Rotomagus, déjà établi. Mais la musique nouvelle est tellement différente de ce qui a précédé que le pari est déjà perdu d’avance, le public ne suivant pas cette nouvelle orientation très brutale et peu consensuelle.
Etabli dans le circuit pop de l’époque, les Rotomagus réussissent à faire enregistrer des démos dans le studio de Boulogne de Loulou Gasté, le compagnon de Line Renaud. C’est un trois-pistes rustique, mais cela sera suffisant pour capter trois musiciens. En quelques sessions, les Rotomagus expédient neuf titres redoutables, qui doivent servir de base à un futur album chez CBS, dont le contrat n’est pas encore officiellement rompu. Un ultime simple réunissant une brutale première version de « Fighting Cock » couplé au plus ampoulé « The Sky Turns Red » avec des choeurs à la Phil Spector sort en 1971 sur le petit label Butterfly. C’est cette version qui va émerveillé Julian Cope. Il n’avait pas encore entendu la version complète issue de la démo de l’album disparu. Elle a vu le jour fin 2011 sur l’album The Sky Is Red : The Complete Anthology. On y découvre un trio totalement possédé par le feu sacré.
Rotomagus n’a désormais plus rien à voir avec son passé pop sur ces bandes de fin 1970-début 1971, ni même avec ses timides tentatives de jouer plus heavy. Il s’agit d’un vrai trio à la Cream-Dust-Blue Cheer jouant lourd et puissant. Dès « Laureline », toute l’énergie des trois musiciens semblent enfin délivrée. Il y a bien quelques choeurs sur le refrain mais cela reste très discret, à la Jimi Hendrix Experience. Jacky Billaux est un vrai batteur solide, tapant juste et fort. Sylvain Peresse fait claquer sa basse, et Pierre Peresse se transforme en guitare-héros heavy. Les choses deviennent très sérieuses avec le fantastique « Little Green Man », longue odyssée électrique de presque six minutes menée de manière implacable. Les solos de Peresse sont éblouissants de feeling et de puissance hard-metal. Rotomagus sonne littéralement comme les Pink Fairies, ce trio anglais brutal qui avait fait ses débuts à peu près à la même époque. Si le morceau parle des extra-terrestres de manière assez naïve, la solidité heavy et la référence green rapproche presque Rotomagus de Kyuss et sa « Green Machine », un autre moyen de s’envoler. La seconde partie du morceau est constituée d’une improvisation plus speed avec un solo enivrant.
La démo offre ensuite une version plus longue et violente de « Fighting Cock », pour le coup véritablement proto-punk. On joue dans la cour des Stooges et de Sir Lord Baltimore et leur « Pumped Up » sur le premier album de 1970. La basse vrombit, le riff tourne, la batterie est jouée pied au plancher, le chant est féroce, possédé. Avec ce morceau, Rotomagus est aux tous premiers avant-postes de la brutalité hard’n’heavy de l’époque. La version longue offre un excellent solo complètement freak-out de Pierre Peresse, Sylvain et Jacky pompant comme des cinglés derrière.
« The Sky Turns Red » est aussi proposé dans une version plus brute, sans ses choeurs encombrants, avec la seule voix de Pierre Peresse. Il retrouve sa mélancolie psychédélique sur sa base de heavy-blues. La guitare égraine de petites notes acides sur une rythmique minimaliste bien présente. Sur ce morceau, Peresse n’a jamais autant sonné du niveau de Paul Rudolph des Pink Fairies. Avec ces trois titres précédents, on est déjà soufflé de l’audace et de l’originalité du désormais trio. Mais « Runnin’ For Life » vient apporter une nouvelle pièce de choix à l’édifice. C’est un boogie échevelé, avec des scories psyché sur le chant. Ca tape très dur, quasiment comme du AC/DC des années Bon Scott. Pierre Peresse se surpasse encore en solo, ne lâchant pas l’auditeur dans le délire électrique, parfaitement soutenu par ses deux camarades à la rythmique. Pour chaque morceau, Rotomagus se donne le temps en jouant entre quatre et cinq morceaux, mais on ne sent aucune hésitation ou petit passage à vide entre deux chorus. Tout s’enchaîne avec fluidité. On rappelle que le groupe n’a à sa disposition que trois pistes.
« I Dig Life » débute par un riff hard-rock tonitruant, un larsen brutal, puis la rythmique mid-tempo et fracassée vient prendre par la gorge l’auditeur. C’est un morceau outrageusement heavy, et outrancier à tous les niveaux dans sa manière de jouer avec la brutalité, entre choeurs et chant solo semblant perdre pied, comme la guitare qui se permet de jouer entre les dissonances et les improvisations plus bluesy. « Shout Life » fait revenir le propos dans un terrain entre hard-rock et heavy-psyché fiévreux. Chez Rotomagus tout est toujours fervent, à la limite de la combustion spontanée.
« Hello The Binaries » est le morceau le plus led zeppelinien de leur répertoire, mais toujours avec ce côté brut et mal embouché qui rend leur musique si particulière, si sauvage. On n’est pas dans le hard-rock bien enregistré, bien soigné, mais dans un bouillonnement sonore jeté sur bande, fourmillant d’idées à chaque mesure. Sur ce morceau, Rotomagus relie totalement Led Zeppelin, appuyant en violence certains aspects, psychédélisant d’autres, comme une confrontation entre le groupe anglais, la guitare d’Hendrix et les Stooges de Fun House pour cette folie crue qui règne en permanence. L’instrumental « The Flufluting Flatmul » clôt le potentiel disque dans un dernier rugissement heavy-psyché, et il y a là encore suffisamment d’idées en une minute et trente secondes pour qu’un bon groupe de stoner tienne deux albums.
La démo restera sur une étagère, et la publication de 2011 a été faite grâce à une bande en possession des frères Peresse. Mais on n’ose imaginer la qualité de la chose proprement remasterisée avec la bande master qui ne doit sûrement plus exister. Il ne s’agira donc que d’un fantasme de fan d’ecstasy électrique. Rotomagus connaîtra aussi un ultime épisode en enregistrant une compilation bon marché de reprises de Led Zeppelin en 1971. A l’époque, les jeunes n’ont pas forcément les moyens d’acheter un album original, voire de tout simplement le trouver. Aussi, de petits labels produisent des compilations des grands artistes, en France comme dans le reste de l’Europe, interprétées par des formations locales ayant faim. Cela sonne évidemment moins bien, la pochette est souvent stupide ou moche, mais même un Thin Lizzy se prêtera au jeu en 1972 pour gagner un peu d’argent en enregistrant des reprises de Deep Purple sous le nom de Funky Junction.
La découverte tardive de l’oeuvre électrique de Rotomagus va bousculer certaines certitudes sur le rock en France et sa prétendue médiocrité. Que serait devenu Rotomagus si il avait signé avec une major et avait publié un tel album ? On peut spéculer, mais la réalité aurait de toute façon tué rapidement leurs ambitions. Les Pink Fairies, pour anglais qu’ils furent, et signés chez Polydor, ne connurent qu’un succès timide du fait de leur trop grande radicalité au milieu de l’époque du rock progressif. Par ailleurs, les anglo-saxons ont toujours été chauvins, et malgré tout leur talent, les Variations comme Trust ont eu le plus grand mal à se faire accepter, devant jouer dix fois mieux que les autres pour se faire accepter. En tout cas, peut-être que comme les Stooges, on se souviendrait y compris aux USA et en Grande-Bretagne de ce groupe culte français qui avait sorti un album géant en 1971. Cela sera finalement réparé en 2011, alors qu’un public friand de sonorités heavy-psyché, amateurs de vieux groupes vintage comme de stoner et de doom, était désormais prêt à recevoir une telle offrande sonore.
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